Ce premier roman est un véritable coup de cœur !
L’autrice y dépeint ses déboires avec l’administration française et la justice pour récupérer son prénom d’origine russe. Ses parents ont quitté la Russie pour venir en France où les prénoms sont systématiquement francisés pour faciliter l’intégration. Polina devient donc Pauline.
Polina raconte son arrivée en France, à Saint-Étienne. Son entrée en maternelle (ou materneltchik) où elle ne comprend personne. Elle se retrouve à l’écart dans la cour de récréation. Puis devient amie avec un garçon, Philippe. Ils sont tous deux rejetés par les autres enfants parce que différents : la russe et le bègue.
Elle raconte avec humour les difficultés d’intégration, d’apprentissage de la langue, les différences de culture entre la Russie et la France. Chaque été ils retournent en Russie auprès de ses grands-parents. Ce sont des moments tendres où l’on découvre également la culture russe.
Devenue adulte, elle veut retrouver son prénom de naissance sur ses papiers d’identité. C’est un véritable parcours du combattant qui débute avec l’administration française qui ne comprend pas sa demande. L’autrice aborde les thèmes de la perte d’identité et de l’exil.
Ce premier roman est très vivant, écrit dans une langue riche et inventive, presque parlé. Il fait la part belle à la musicalité de la langue. Polina Panassenko aborde également la question des accents et langues régionales avec notamment le passage où leurs voisins les emmènent faire des courses au Auchan Centre-Deux qui devient Ochane-Santr’Dieu avec l’accent stéphanois. Ça me rappelle des souvenirs de vacances chez ma grand-mère à Saint-Étienne qui habitait à côté de ce centre commercial ! Et cet accent chantant et ce patois gaga, que j’ai encore entendu pendant les vacances de la Toussaint dans ma famille, je l’adore. Vive les accents !
Incipit :
« Mon audience a lieu au tribunal de Bobigny. Convocation à 9 heures. Je n’y suis jamais allée, je pars en avance. En descendant dans le métro, je tape Comment parler à un juge ? dans la barre de recherche de mon téléphone. Après trois stations, je me demande s’il va falloir commencer chaque phrase par votre honneur, monsieur le président ou madame la juge. Je me demande si au tribunal ils font comme certains parents. Si on leur répond juste oui, ils disent oui qui ? Tant que tu n’as pas dit oui madame la juge, ils t’ignorent. »
« Elle ne voit pas pourquoi on voudrait porter le prénom qu’on a reçu de ses parents plutôt que celui offert par la République. Elle ne voit pas de fondement à ce que, sur mes papiers d’identité, il soit de nouveau écrit Polina au lieu de Pauline. Elle dit Mais maître, votre cliente est française maintenant. Puis à moi : Si tous vos papiers sont à Polina, eh bien vous pouvez les changer. Les mettre à Pauline. Vous le savez très bien, ça, madame, vous le savez très bien. Vous savez bien, madame, que si votre nom a été francisé, c’est pour faciliter votre intégration dans la société française. »
« Madame la Procureure de la République,
Je suis née à Moscou, en URSS. Mes parents m’ont appelée Polina. C’est le prénom de ma grand-mère paternelle. Juive. Sa famille a fui les pogroms d’Ukraine et de Lituanie. Quand ma grand-mère est née, ses parents l’ont appelée Pessah. Ça veut dire « le passage ». C’est le jour de célébration de l’Exode.
À la naissance de mon père, ma grand-mère a changé son prénom. Elle l’a russisé. Pour protéger ses enfants. Pour ne pas gâcher leur avenir. Pour leur donner une chance de vivre un peu plus libres dans un pays qui ne l’était pas. Sur l’acte de naissance de mon père, Pessah est devenue Polina.
En 1993, mes parents ont émigré en France avec ma sœur et moi. Quand j’ai obtenu la nationalité française, mon père a fait franciser mon prénom. Lui aussi voulait protéger. Faire pour sa fille ce que sa mère avait fait pour lui.
Ce que je veux moi, c’est porter le prénom que j’ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur. Faire en France ce que ma grand-mère n’a pas pu faire en Union soviétique.
Je n’ai pas d’enfants mais je désire en avoir un jour. Sur l’acte de naissance, en face de « nom de la mère » je veux écrire « Polina ».
C’est un héritage. Savoir que sa mère était libre de porter son prénom de naissance. C’est celui-là que je veux transmettre, pas celui de la peur.
Je veux croire qu’en France je suis libre de porter mon prénom de naissance.
Je veux prendre ce risque-là.
Je m’appelle Polina. »
« Les détails, je n’en ai pas tant que ça. Après le rejet de ma demande, mon père m’a dit, comme on tend un lot de consolation, que la mère de Pessah, qui s’appelait Rita, s’appelait en fait Rivka, que le père de Pessah, qui s’appelait Issaï, s’appelait en fait Isaac et que son frère, qui s’appelait Grisha, s’appelait en fait Hirsch. J’ai dit : Mais c’est normal que du côté de ta mère personne ne porte son vrai nom ? Il a souri comme si je parlais à la troisième personne de quelqu’un qui est dans la pièce. Et c’est tout. OK, j’ai dit, donc pour les détails j’appelle ta sœur. Et j’ai appelé sa sœur. »
« Comme ça, juste comme ça, elle n’aimait pas comment ça sonnait, Pessah. Elle ne trouvait pas ça joli. C’est tout. Elle a changé ses papiers en 1954 mais aussi loin que je me souvienne elle se faisait appeler Polina. Chez les juifs, il y en a beaucoup qui ont pris des noms russes.
Ma tante a le judaïsme clignotant. Chez elle « le peuple juif » oscille entre le « nous » et le « ils ». Elle est juive sans l’être. On dirait que c’est au cas où. Au cas où quoi je ne sais pas mas si je pose la question sur le « nous », il faut y aller mollo, sinon on a vite fait de rater l’embranchement et on se retrouve en plein « ils ». »
« Les deux Anglais de la porte d’en face s’appellent Colette et Maurice. Ils sont à la retraite. Maurice était ouvrier et Colette couturière. Ils ont une voiture et Maurice a proposé à mon père de le conduire à l’endroit qui s’appelle Ochane-Santr’Dieu. Ma mère y va aussi, avec sac à dos et cabas à roulettes. Ils reviennent avec des sacs qui débordent. À Ochane-Santr’Dieu on peut acheter tout ce qu’on veut, autant qu’on veut.
On mange du poulet midi et soir. Quand on n’en peut plus, on passe aux crevettes surgelées, puis aux avocats et aux bâtonnets de crabe. Dans les placards muraux du couloir qui relie l’entrée aux chambres, deux étagères sont dédiées au stockage de produits non périssables. Ici, pas de boîte NZ mais des ZR. Zakroma Rodyny. Réserves de la Patrie. En plus des conserves de petits pois, su lait concentré et de la mayonnaise, un étage entier est dédié au stockage de Mars, Snickers et Bounty. Par packs de douze. Ici, pas de passeur, chacun se sert quand il a envie.
Après quelques mois, ma mère reprend la main sur la circulation des denrées. Elle trouve que la masse corporelle familiale augmente à vue d’œil. L’accès aux réserves de la Mère Patrie est soumis au contrôle. Quand un bruit de plastique est détecté dans le couloir, l’auteur doit se dénoncer. Peu à peu, chacun retrouve sa masse prémigratoire. »
« Un matin, l’annonce tombe. Polina, demain tu vas à la materneltchik. Quand ma mère ajoute tchik à la fin d’un mot, c’est qu’elle cherche à le radoucir. Si c’est un mot inconnu ça ne présage rien de bon. »
« Il semblerait que si je dis Sava ?, l’autre va comprendre que je demande comment il se porte. Et si je dis Sava ! on comprendra que je vais bien. Je ne sais pas pourquoi. À Moscou, « sava » veut dire « hibou ». Je ne sais pas pourquoi ici il faut dire « hibou » pour se donner des nouvelles. »
« Je vais attendre ici que ma mère revienne. Qu’elle revienne et qu’avec elle reviennent tous les mots. »
« Je l’imite et je vois ce qui se passe. J’analyse, j’expérimente. Travail de terrain.
Si le son marche, il devient mot. S’il ne marche pas, je le relâche dans le fleuve. Un son qui marche c’est un son qui produit quelque chose. Un son qui ne marche pas équivaut au silence. Tu fais le son mais l’autre fait comme si tu n’avais rien dit. C’est ce qui s’est passé pour le « Salu hibou » de ma mère. Salu hibou ? Je regarde Philiptchik : pas de réaction. Splash ! Dans le fleuve. »
« Dans les flots de sons alentour, je commence à distinguer des îlots de sens. Je leur grimpe dessus, j’essaie d’assécher leur pourtour. Quand parmi eux je reconnais des sons changés en mots par Philiptchik, je les accueille tels des amis chers. Tian. Vian. Tous les moyens sont bons pour transformer la crème en beurre. Ce que je ne comprends pas, je l’imagine. »
« Russe à l’intérieur, français à l’extérieur. C’est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l’enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l’ascenseur. Sauf s’il y a des voisins on attend. Bonjour. Bonjour. Quel étage ? Bon appétit.
Il faut bien séparer sinon on risque de se retrouver cul nu à l’extérieur. Comme la vieille du cinquième qu’on a retrouvée à l’abribus la robe de chambre entrouverte sans rien dessous. Tout le monde l’a vue. On a dit Elle ne savait plus si elle était dedans ou dehors. »
« Au début, je pensais que parler français sans accent ça voulait dire parler sans qu’on sache que je suis russe. Sans qu’on puisse me demander d’où je viens et ce qui m’amène.
Mais à Saint-Étienne on peut parler français sans accent et avoir l’accent quand même. À Saint-Étienne, l’accent, ça veut dire l’accent stéphanois. On peut le cumuler. Stéphanois + russe. Stéphanois + russe + banlieue. Il y a aussi le parler gaga. Le parler gaga, pendant longtemps, je ne savais pas que ça se cumule. Je ne savais pas qu’en dehors du Forez, personne n’est berchu quand il lui manque une dent.
Français sans accent ça veut dire français accent TV personnage principal. Accent Laura Ingalls et Père Castor. Accent Jean-Pierre Pernaut et Claire Chazal. Prendre l’accent TV c’est renoncer à tous les autres. Pas de cumul possible avec l’accent TV. Une fois que tu parles comme au 20 heures tout autre accent devient un à-côté, un 5 à 7. Pour s’encanailler, comme au bon vieux temps mais rien de plus. Un accent qui revient sans qu’on l’appelle, c’est gênant comme Dom Juan qui tombe sur Done Elvire. Coup d’œil autour pour vérifier que personne n’a vu. L’accent qui revient malgré toi, on le remarque et on se moque : T’as l’accent qui pointe. »
« Je suis la seule de ma famille à avoir perdu l’accent russe. La paroi entre le français et le russe est devenue étanche. Plus rien ne filtre au travers. On m’a dit C’est dingue ça, on n’entend rien du tout, non mais c’est vrai, c’est vrai, pas un pète de quelque chose. L’accent c’est quelque chose. Rien du tout c’est ce qu’il m’en reste. Ce sont les oreilles des autres qui actent de la rupture, s’étonnent qu’il ne soit plus là. Tu as un français impeccable. Impeccable. Une cuisine bien lavée. Pas de pelures coincées dans le trou de l’évier. Pas de taches sur la nappe. Même pas une miette accrochée à l’éponge. Mais si mon français est impeccable, le français de ma mère, il est quoi ? Et celui de mon père ?
L’accent c’est ma langue maternelle. »
J’ai hâte de le découvrir !
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Un incontournable pour moi dans cette rentrée littéraire 💕 Bonne lecture 😊
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Il a l’air extra !
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Oui gros coup de cœur pour moi ❤️
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Coup de cœur largement partagé !
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🔝 🙌❤️
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