Le territoire sauvage de l’âme / Jean-François Létourneau

Le roman s’ouvre avec le voyage en avion de Guillaume, jeune professeur de français, qui quitte le Sud du Québec pour le Nord. Il prend son premier poste à Kuujjuaq. Il y découvre une culture, un peuple, une autre vie. Les Inuit ont trois langues, l’inuktitut qui est leur langue maternelle, puis l’anglais pour pouvoir travailler et enfin, pour certains, le français. Guillaume doit d’abord réussir à comprendre les codes et les coutumes des Inuit pour pouvoir enseigner aux adolescents. Tout un apprentissage !

Le livre a deux temporalités, lorsqu’il est dans le passé, c’est-à-dire les 3 années d’enseignement à Kuujjuaq, le narrateur s’adresse à Guillaume en le tutoyant. Puis quand le texte bascule dans le présent, le narrateur parle de Guillaume à la troisième personne du singulier.

Pendant ces années passées dans le Nord, Guillaume fait la connaissance de Caroline, une autre enseignante, qui deviendra sa femme. Lorsqu’elle est enceinte, ils décident de rejoindre leurs familles dans le Sud et de s’y installer pour fonder leur foyer. Ils auront 3 enfants : Laure, Samuel et Marie-Claire.

On les retrouve donc 10 ans plus tard, une vie paisible faite d’histoires racontées à côté du poêle, de balades en forêts parmi les pruches et les épinettes, de camping dans la tente au fond du jardin. Ça sent bon la forêt ! Mais une menace plane, celle de la construction d’autoroutes et d’infrastructures qui démolissent les forêts. Guillaume est préoccupé par ces changements écologiques. Il est reconnaissant envers son père qui lui a transmis l’amour de la nature et l’a élevé en lui apprenant à pêcher, à vivre dans la forêt.

Le froid et la neige sont également très présents. Dans le Nord, Guillaume est initié à la chasse et part en week-end avec les autochtones. Il ne parle pas l’inuktitut et il n’y a pas de distraction sur place. Il réussit à s’intégrer à la communauté grâce au hockey. Il s’avère être un excellent joueur. Le roman donne aussi une belle place à ce sport.

Le texte est parsemé d’expressions québécoises et de noms en inuktitut, qui ne gênent pas la lecture. Au contraire, ils participent au voyage dans une culture, un pays. L’écriture est poétique. Il y a parfois des lettres ou des extraits de son journal de bord.

Une belle lecture pour ma part et un très beau voyage dans ce « territoire sauvage de l’âme ».

Replay et podcast VLEEL à venir ! Retour rapide : lors de cette rencontre, l’auteur a dit avoir vécu toutes les situations du roman. La nature y est très présente. Son personnage est conscient qu’il fait partie des hommes qui détruisent la nature. Il a également parlé de l’importance de la tradition orale chez les Inuit qui permet une transmission intergénérationnelle. Il y a un réel choc culturel et un conflit entre les langues parmi les Inuit trilingues. L’Histoire du pays est interprétée différemment par le gouvernement et donc dans les manuels scolaires. Les programmes scolaires ne sont pas adaptés aux Inuit. Tout cela engendre une perte d’identité pour les Inuit.

Note : 4 sur 5.

Incipit :
« L’avion décolle, arrache ses tonnes de mécanique au macadam de la piste, soulève ton cœur jusque dans ta gorge. Dans deux heures et demie, tu auras survolé du sud au nord l’immense territoire où tu es né. Montréal-Kuujjuaq. Bienvenue sur les ailes de First Air.
Autour de toi, des familles discutent en inuktitut. Tu ne comprends rien, n’arrives pas à distinguer à quel moment les mots commencent, quand ils se terminent. On dirait une seule et même phrase tirée d’un pays inconnu. Les parents rient entre eux, les enfants boivent du Coke en se chamaillant, surexcités par leur séjour en ville, le fast-food, les embouteillages, les magasins à grande surface. Tu aimerais leur parler, ne peux que leur sourire. »

« L’avion entame sa descente. Par le hublot, tu aperçois le village, déposé comme un jouet d’enfant sur les berges d’une immense rivière. A travers la grisaille, le crachin et le roc, les maisons colorées, typiques des villages du Nunavik, essaient d’égayer le paysage morne. Tu distingues l’aréna, ce que tu imagines être l’école, le centre communautaire. Des camionnettes et des quatre-roues en modèle réduit circulent dans les rues de gravier.
Sur la carte du Nunavik imprimée au dos de la revue, tu suis du doigt le cours de la rivière Koksoak. Elle se jette dans la baie d’Ungava, plus loin au nord. Dans ta tête, tu essaies de prononcer les noms des quatorze communautés inuit : Kangiqsualujjuaq, Kuujjuaq, Tasiujaq, Aupaluk, Kangirsuk, Quaqtaq, Kangiqsujuaq, Salluit, Ivujivik, Akulivik, Puvirnituq, Inukjuak, Umiujaq, Kuujjuarapik… Que faire de tous ces « Q », de tous ces « K » ? Quelles histoires racontent ces toponymes ?
Malgré tes diplômes universitaires, tu ignores que le gouvernement québécois de Jean Lesage, celui dont ton père a été si fier, celui qui était maître chez lui, a rebaptisé les villages inuit dans les années 1960. Port-Nouveau-Québec, Notre-Dame-de-Maricourt,Notre-Dame-de-Quaqtaq, Saglouc, Port-Lapérouse, Poste-de-la-Baleine… Quelle histoire raconte-t-on ici ? Tu n’en sais rien. Mais demain, tu enseigneras les règles des participes passés à des adolescents de Kuujjuaq. »

« Le monde sera beau jusqu’à la fin. Du moins, c’est ce que Guillaume a dit à ses enfants en les mettant au monde. C’est la promesse silencieuse et naïve qu’il leur a faite. A la merci de l’avenir, ils sont nés. Prolongeant la lignée, l’écho des chants. Jusqu’à quand ?
Couche sous la toile, Guillaume sait ce qu’il va faire de sa sabbatique : il racontera des histoires aux enfants. Il leur parlera de leurs grands-parents. De la mère qu’il n’a pas connue. De l’amour du bois de son père. Il leur dira les noms de ses anciens élèves de Kuujjuaq, leur décrira les levers de lune sur la rivière Koksoak.
Entre l’instinct du fils et la puissance des filles, il ne sait pas trop encore comment, mais il veut transmettre l’histoire d’un silence qui s’est fait, entre le Nord et ici, entre la toundra et cette prucheraie où, pas très loin de la ville, la tente se dresse. »

« Le Nord : tu y es depuis quelques semaines. Seul. Écartelé entre les frustrations de l’école et l’ennui de ton appartement. Tes élèves ridiculisent tes réflexes de gars du Sud, de Qallunaaq qui pense savoir comment se passe un jour d’école parce qu’il est diplômé en enseignement du français au secondaire. Tu n’es pas capable de prononcer leurs noms de famille, il t’a fallu des jours avant de comprendre qu’ils disent Oui en ouvrant les yeux, Non en les fermant. Qu’est-ce qui t’a mené ici, chez les Inuit de Kuujjuaq, sur les berges de la rivières Koksoak ? »

« Pendant ton séjour là-bas, tu as mangé du muktuq, de la viande de béluga crue. Les gars t’ont suggéré d’ajouter de la sauce soya. Du sushi de baleine ! Tu as mâchouillé le morceau de gras pendant dix minutes avant de te résoudre à tout avaler. Tes coéquipiers, eux, se régalaient. Le morceau de chair blanche avait été déposé sur une boîte de carton dépliée, directement sur le plancher de la cuisine. Les gars se découpaient de généreuses portions à l’aide des uluit, ces couteaux en croissant de lune. Les Inuit mangent du spaghetti assis à la table, mais leur nourriture traditionnelle, leur country food, ils la mangent par terre, comme s’ils étaient dans une tente ou un igloo. »

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