Beyrouth-sur-Seine / Sabyl Ghoussoub

L’auteur est né à Paris en 1988. Ses parents ont immigré du Liban avec sa grande sœur, Yala, en 1975. Il est obsédé par ce pays dans lequel il n’est pas né mais baigne dans la culture par ses parents qui ont recréés une sorte de Beyrouth à Paris. Il décide d’interviewer ses parents pour comprendre d’où il vient et les connaître. Il les interroge d’abord timidement, n’osant par leur poser des questions. Puis peu à peu il prend de l’assurance, essaye de croiser les réponses de ses parents. Il fait des recherches en parallèle, interroge d’autres membres de la famille.

Le roman est ponctué de quelques photos noir et blanc issues des albums de famille.

Ce livre ne m’a pas permis de mieux comprendre le conflit au Liban. Je me suis un peu perdue dans les termes et les faits. Mais finalement ce qui m’a le plus intéressée, c’est le récit intime, le cheminement de l’auteur. Pour moi c’est un roman sur l’exil, l’identité et la famille. C’est une magnifique déclaration d’amour d’un fils à ses parents. J’ai noté de très beaux passages, à retrouver ci-dessous.

Ce roman a reçu le Prix Goncourt des lycéens 2022.

Note : 4 sur 5.

« Je veux vieillir et mourir au Liban
Et nager tous les jours
Jusqu’à l’infini. »
Ma mère

« Peut-être qu’au cimetière du Père-Lachaise,
je me sentirai enfin chez moi. »
Mon père

Incipit
« Tu veux que je te raconte ma vie en arabe ou en français ? » m’a demandé mon père et il a ajouté « Tu comprends l’arabe ? » alors qu’il a été mon professeur d’arabe pendant trois longues années où je vivais chacune de ses leçons comme un calvaire sans fin.
Je venais de brancher un micro sur sa chemise de pyjama qu’il traîne depuis mes cinq ans. Elle a été cousue et recousue par des couturiers kurdes, irakiens, coréens, et certains d’entre eux ont même mis des patchs en jean dessus pour combler les trous. Ma mère a eu beau lui acheter plus d’une dizaine de nouveaux ensembles, il n’a jamais porté que celui-là, qu’il a acheté au Liban. Un pyjama bleu marine composé d’une chemise et d’un pantalon trop court.

« Yala n’a pas le même rapport que moi au Liban et ça m’a toujours surpris. Comment est-ce possible que je sois autant obsédé par ce pays et elle, non ? »

« Puis, avec le temps, j’ai compris que Yala, elle, l’avait traversée cette guerre. Elle est née en 1977 et ces années qui m’animent, qui m’obsèdent, qui me hantent, elle en a des souvenirs, de vrais souvenirs, alors que moi, non. J’ai besoin de l’écrire cette guerre, de la raconter, de comprendre ce que mes parents ont ressenti et vécu. J’essaye de mettre des mots sur des photos de famille, des images que j’imagine, sur celles d’un pays détruit, en ruines, que j’ai découvert dans les livres des photographes libanais quand j’étais jeune. »

« Je reste aussi persuadé qu’un jour, la France ne voudra plus de moi, enfin de nous : les bougnoules, et qu’elle nous poussera à nous exiler ailleurs (et ainsi de suite) comme le Liban, pour d’autres raisons, l’a déjà fait avec mes parents. »

« Il m’a fallu du temps avant de commencer à interroger mes parents. Pourtant rien de m’en empêchait. Je vivais à Paris, mes parents aussi mais je trouvais toujours une excuse pour ne pas réaliser ces entretiens. Mathieu, un ami scénariste, me disait : « Mais qu’est-ce que t’attends ? Qu’est-ce que t’attends ? Enregistre, filme, fais ce que tu veux mais fais-le ! Arrête de m’en parler ! » Il avait raison mais je n’y parvenais pas. Je sonnais à leur porte, convaincu de m’y mettre, et à peine assis sur le fauteuil du salon, je perdais mes moyens. En les questionnant sur leur vie, j’avais l’impression de les agresser, de les violer, presque de les tuer. Ils ne m’avaient jamais parlé de leur passé, ou presque, il devait bien y avoir une raison. »

« Puis j’ai compris qu’Italianamerican, ça allait bien à mes parents aussi. Ils ne sont pas italiens, ni américains, mais ils viennent d’ailleurs et c’est ce qui les réunit avec les parents de Scorsese, d’être d’ailleurs, cet ailleurs méditerranéen avec ce combo de machisme et de tradition, de mélancolie et d’humour noir, de démesure et d’outrance, de cris et de larmes. »

« Je crois que ton père, comme toi d’ailleurs, vous êtes trop sensibles. »

« Chaque matin, je m’assieds à ma table de travail, face à mon écran et j’écris sur mes parents et ma famille. Je reste de longues heures avec eux. Moi qui, depuis des années, fuyais éperdument les réunions familiales, je ne fais plus que passer du temps avec eux tous. Alone Together. Il est vrai que je choisis de qui je veux parler et comment. Je supprime des membres de la famille. Je change le sexe d’un protagoniste. J’invente et je modifie ce que je veux dans leur vie. Je trouve du réconfort dans cette famille imaginaire. »

« Aujourd’hui, au seul retentissement d’un cri, je me recroqueville comme un enfant. Je fuis toute personne qui s’exprime ainsi. Je suis capable de ne plus jamais la revoir. Et s’il m’arrive encore de rugir ainsi, je me tais une semaine durant, comme pour faire le deuil de cet animal en moi. Je ne dis pas un mot. J’écris. »

« J’interroge mes parents une à deux fois par semaine, je tiens un bon rythme, je les questionne individuellement. Ensemble, ils sont toujours très drôles mais c’est intenable, je n’avance pas, ils se contredisent constamment. Ils ne sont jamais d’accord sur la date, le lieu, l’événement, à croire que la réalité est toujours la fiction qu’on se raconte. »

« Mes références viennent d’ailleurs et beaucoup du monde arabe, pourtant j’ai grandi en France. J’ai alors l’impression bancale d’avoir grandi ailleurs tout en ayant grandi ici. »

« Dans les années quatre-vingt, me dit mon père, plus de quarante journaux arabes étaient édités à Paris et trente d’entre eux étaient libanais. Tu ne peux pas imaginer combien cette ville était devenue arabe et même libanaise. Pour rire, certains l’appelaient Beyrouth-sur-Seine. »

« J’ai trop peur de l’entendre fanfaronner sur ces faits de guerre et de lui en vouloir ensuite. Le silence nous protège. »

« Ma principale angoisse lors de l’écriture de ce livre était de voir mourir mon père avant sa publication. D’une certaine façon, j’écris ce livre pour qu’il se pavane avec dans Paris et qu’il hurle : « Je suis un héros, un héros de roman ! » »

« Mon père ne quitte jamais son appartement sans ses recueils de poésie écrits en arabe, ni l’un de mes romans. Que cet homme qui ne voulait pas d’enfant soit si fier aujourd’hui d’annoncer qu’il est père, c’est une petite victoire pour un fils. Les deux grandes poches de son manteau peuvent contenir une dizaine de livres chacune. S’il fait chaud dehors et qu’il et qu’il sort en chemise et veste, il les met dans un sac en plastique que ma mère exècre. Elle lui a acheté plus de dix sacoches en cuir pour remplacer « ces horreurs » comme elle répète mais rien à faire, sa sacoche préférée reste les sacs de supermarché. De préférence, les sacs Carrefour. »

« Quand je pense filmer mes parents et réaliser un documentaire sur eux, j’ai peur que mon père meure durant le tournage et je ne sais pas ce qui m’attriste le plus, sa mort ou l’impossibilité future de terminer ce film. Est-ce que filmer ses parents, ce n’est pas déjà les tuer un peu ? »

« La vie de mes parents, c’est comme la guerre du Liban. Plus je m’y plonge, moins j’y comprends quelque chose. J’arrive à situer les protagonistes, quelques moments marquants me restent, puis, ensuite, je me perds. Trop de dates, d’événements, de trous, de silences, de contradictions. »

« M’est revenu en tête le titre Alone together. Il va si bien aux Libanais de la diaspora. Nous sommes éparpillés aux quatre coins du monde, alone together, unis par une seule et même tristesse de voir notre pays se décomposer et nous, nous éloigner de lui petit à petit. Seul WhatsApp nous lie encore à ce pays. Peu importe où nous nous trouvons sur Terre, nous n’avons qu’à ouvrir cette application et engager la conversation avec des amis libanais ou des membres de la famille pour nous y retrouver, un peu, au pays. »

« Alma me répète toujours la même chose : « C’est fou combien tu ressembles à tes parents. Moi, je ne ressemble pas tellement aux miens mais toi, tu es le même qu’eux, tu es le parfait mélange de ton père et de ta mère. » Je ne sais pas si je le fais exprès ou non mais Alma a raison, je leur ressemble de plus en plus et je m’en réjouis. Ils ne me quitteront plus jamais. Même après leur décès, je n’aurai qu’à me regarder et m’écouter pour les retrouver dans mes gestes et mes mots. Ils continueront à vivre en moi. »

« Mon père, lui, n’a jamais autant hurlé qu’il était arabe. Au café, s’il entendait ses voisins de table employer les mots « bougnoule », « raton », « boucaque », il se mettait à parler très fort en arabe. Alors que durant cette période ses amis nomment de plus en plus leurs enfants avec des prénoms français, il dit à ma mère : « Si un jour nous avons un deuxième enfant, on ne lui donnera pas comme Yala un deuxième prénom français pour faire plaisir à l’administration française, notre enfant aura seulement un prénom libanais. Et le plus beau des prénoms. Pour la fille, je réfléchis encore mais j’aimerais Rawa. Mais si c’est un garçon, ce que je ne souhaite pas, on l’appellera Sabyl. La source. Le chemin. » »

« Mon père n’est d’aucun milieu, d’aucun monde. Mon père est un homme seul, dans ce que la solitude a de plus grand. Je l’admire, mon père. Un jour, je deviendrai muet comme lui. »

« Je me rends chez mes parents mais je ne les interroge plus. On a dit ce qu’on avait à se dire. Ils m’ont raconté ce qu’ils avaient à raconter. Ces entretiens nous ont rapprochés. En me voyant, être si curieux de leur histoire, mes parents ont réalisé combien je les aimais et il est vrai que je les aime encore plus qu’avant car dans mon esprit ils sont devenus bien plus que des parents, ils se sont transformés en héros, en demi-dieux, en personnages de roman. »

« Un jour, Yala m’a dit : « Vous, les parents et toi, vous êtes des déracinés. » Elle a raison et il m’a fallu du temps pour accepter de l’être aussi alors que je ne suis pas né au Liban, que je n’y ai pas grandi comme mes parents. Certaines personnes ressentent ce déracinement, d’autres non et j’aurais beau continuer à écrire des livres, poser des questions, chercher pourquoi je me sens autant arraché, je ne trouverai jamais d’explication suffisante, satisfaisante, complète à cette question. Je suis déraciné, d’autres ne le sont pas. C’est ainsi.
Je me suis souvent demandé pourquoi on ne retourne pas vivre au Liban même si la réponse est en partie assez simple : c’est l’argent qui nous retient. J’ai quitté ce pays car je n’arrivais plus à y gagner ma vie. Mes parents ne sont jamais retournés y habiter car ils ne savaient plus, des années après leur départ, quel métier ils allaient pouvoir exercer pour vivre convenablement. Quand on fait partie de la classe moyenne, ce pays ne veut pas de nous, il nous détruit et nous broie à petit feu et si, en plus, nos métiers sont des métiers sans le sou, assistante pour ma mère, traducteur pour mon père, écrivain pour moi, on peut dire adieu à ce pays. Qu’on le veuille ou non, l’argent guide nos vies.
La peur d’une nouvelle guerre, aussi, me retient de retourner m’y installer. Chaque matin, je me réveille et je prie, avant de prendre mon portable et d’observer les notifications des journaux libanais, de ne pas lire ces trois mots : guerre, au, Liban. »

« Dans la vraie vie (pas mon roman, même si mon roman est la vraie vie), ma mère a un frère à Paris. Nawal aussi. Elles ont même beaucoup d’autres frères et sœurs (mon père aussi) mais qui n’ont pas trouvé leur place dans cette histoire, ce qui me vaudra probablement des remontrances de ma mère qui me reprochera de n’avoir pas parlé d’Untel ou Untel, « c’est ta famille » me dira-t-elle et elle ajoutera « comment oses-tu les supprimer ainsi de ton histoire ? » »

« En fait, le Liban, c’est mes parents. Je ne sais pas ce que représentera pour moi ce pays après la mort de mes parents. Peut-être qu’il disparaîtra avec eux. Quand je passe les voir dans leur appartement parisien, j’atterris au Liban… Dans leurs yeux, je vois ce pays. D’ailleurs, je ne peux plus voir mes parents pleurer à cause de ce pays. À chaque fois que le Liban est touché par un attentat, une explosion ou une guerre, j’ai l’impression que l’on vise mes parents et ça, je ne le supporte plus. »

« Je suis né à Beyrouth dans une rue de Paris. »

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