Au café de la ville perdue / Anaïs Llobet

J’ai mis 70 pages avant de rentrer dans l’histoire et de comprendre qui étaient les personnages, heureusement il y a ce magnifique arbre généalogique fait de figues pour m’aider. Donc le début de ma lecture a été un peu perturbée par les allers-retours dans le passé mais ensuite j’ai très vite accroché à l’histoire et aux personnages.

Le personnage principal est une ville, plus précisément une ville fantôme, Varosha. Elle a été détruite en 1974, lors de l’invasion par l’armée turque et interdite d’entrée. Totalement barricadée, elle est devenue un terrain militaire entourée d’un no man’s land. Les Chypriotes grecs et turcs ont dû fuir et abandonner leur maison.

Et puis il y a Ioannis, Chypriote grec, qui tombe amoureux d’Aridné, une Chypriote turque, sur la plage de Varosha en 1962. Une histoire d’amour mal vue par les familles des deux jeunes gens. On ressent la haine entre Chypriote grecs et turcs.

Autre personnage important de l’histoire, Giorgos, le meilleur ami de Ioannis. Il est riche et fait un peu la pluie et le beau temps autour de lui. Ioannis lui fait une confiance aveugle.

De l’union d’Ioannis et d’Aridné naîtra un enfant, Andreas, qui a son tour aura une fille Ariana.

Dans l’époque la plus récente du roman on suit Ariana sur les traces du passé de sa famille. Elle s’est faite tatouer l’adresse de la maison de famille à Varosha, « 14, rue Ilios ». Elle se bat pour retourner dans cette maison qu’elle n’a pas connue, alors que son père veut tout faire pour l’oublier. Ariana et Andreas tiennent un café ensemble, le Tis Khamenis Polis, ou le café de la Ville perdue. C’est là que se retrouvent quelques anciens de Varosha et une jeune femme française, une écrivaine qui est la narratrice du roman. Elle raconte en parallèle l’écriture de son livre à partir de l’histoire de la famille d’Ariana. Le roman avance au rythme de l’écriture de la jeune écrivaine.

Il y a aussi de charmantes « listes non exhaustives » intercalées entre les chapitres, par exemple : « Liste des souvenirs d’Andreas concernant Varosha (mais rien ne dit que la plupart ne sont pas inventés) » ou « Petits détails anodins qu’Ioannis a notés lorsqu’il est venu demander la main d’Aridné ».

Ce roman repose donc sur un fait historique réel et assez incroyable, cette ville à l’abandon existe. Beaucoup de thèmes sont abordés : l’identité, la mémoire, la transmission, la guerre, les mensonges, l’amitié, l’amour, la liberté.

Une histoire captivante et poignante une fois la construction du roman intégrée ou le puzzle en place, qui donne à comprendre le contexte géopolitique d’un pays.

Ce roman fait partie de la sélection du Prix Orange du Livre 2022 !

Note : 4 sur 5.

Incipit :

« Le coup de feu retentit au milieu de la nuit. Dans son lit, Ahmet se redresse. A côté, sa femme dort. Un rêve, ce n’est qu’un mauvais rêve.

Derrière les barbelés, au cœur de la Ville morte, un soldat turc regarde en tremblant l’ombre qui vient de s’évanouir. L’homme a laissé des pas dans la poussière, il a disparu, frôlant les façades rouillées des magasins, les murs où s’écaillent de vieilles affiches. »

« Ariana m’avait prévenue : le vieil homme était un grand bavard. Il me fallait toute mon expérience de journaliste pour couper le flot de ses paroles (il commençait toujours par une diatribe contre les Turcs) et rediriger ses souvenirs vers Varosha. C’était lui qui avait trouvé le nom du café : Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue. »

« Le tatoueur a fait pousser un figuier le long de ses côtes. Lorsque Ariana respire, les feuilles à la sève toxique se soulèvent ; à chaque figue correspond un nom. Le sien, celui de ses parents, celui d’Eleni aussi. »

« Elle avait eu une idée. Elle voulait photographier d’anciens habitants de Varosha avec, dans leurs mains, ce qu’ils étaient parvenus à emporter lors de leur fuite. »

« Que restera-t-il de Varosha lorsque ses habitants auront fini de l’oublier ? A quoi tient une ville si ses plans ont été brûlés ? »

« Il avait sept ans lorsque Eleni lui a pris la main et s’est mise à courir en direction de l’avenue Democratias. Huit, lorsqu’elle lui a pincé les lèvres avec ses doigts pour qu’il cesse de prononcer le prénom de sa mère. Neuf, lorsque son père aussi est devenu un fantôme. »

« Les secrets ont ceci de terrible qu’ils obligent à réécrire l’histoire familiale. Et Andreas n’en a ni la force ni l’envie. »

« Face au miroir installé en face de son lit, Ariana s’habille en faisant la moue. Elle ne supporte plus de voir toute cette peau nue, ces espaces vierges entre les tatouages. A sa quatrième visite, le tatoueur lui a parlé de ces bagnards sibériens aux corps constellés de dessins. « On va finir par te prendre pour l’un d’entre eux ! » Ariana se souvient d’avoir souri à cette idée. Une île vaut bien une prison. Et son corps raconte les raisons qui l’ont menée à cadenasser elle-même la porte de sa cellule.

Elle meurt d’envie d’un énième tatouage, pour ancrer dans sa peau cette nouvelle colère. Ajouter des barbelés autour du figuier qui grimpe sur ses côtes. »

« Il est neuf heures trente, le soleil à Chypre se fiche des horaires et midi commence déjà. La sueur perle sur les fronts des soldats. Encore une journée sacrifiée sur l’autel d’une guerre invisible. »

« Varosha, principale station balnéaire de Chypre, placée sous cloche par l’armée turque, otage d’une guerre sans issue. »

« Il n’a pas le droit de traverser les check-points. Il doit pour cela obtenir un visa européen et prendre un vol pour Istanbul, Athènes, puis Chypre. Ariana habite peut-être à quelques kilomètres seulement de lui, mais quarante-six années de haine les séparent. »

« Il faut reconstruire Varosha, maison par maison. Obliger les Chypriotes grecs à accepter les faits ; la ville appartient désormais à la République turque de Chypre-Nord. On ne reste pas éternellement propriétaire d’une terre qu’on a abandonnée. »

« Il n’aime pas son travail, mais il reste convaincu de son utilité. Détruire pour reconstruire. Dans quelques années, Varosha sera à nouveau accessible à tous, des enfants s’émerveilleront d’avoir la mer comme horizon depuis leur chambre ; si ça peut alléger la douleur des Chypriotes grecs, on conservera le nom des hôtels. Le Seaside, cette carcasse aux murs canardés et dont le sol en marbre a été pillé, restera le Seaside, simplement on n’y parlera plus grec et anglais, mais anglais et turc. Est-ce que ce n’est pas mieux que de maintenir la ville artificiellement plongée dans ce coma de rouille et de tristesse ? »

« C’est ça, aussi, que Selim ne doit pas oublier de dire à Ariana. « Regarde-nous, à devenir fous face aux fantômes de ta ville. La guerre qui l’a tuée s’est déroulée il y a un demi-siècle. Il est temps de refermer son tombeau et de l’enterrer définitivement. Tu ne penses pas ? » »

« Depuis quelques jours, j’avais cessé d’écrire. Je sentais les pages prêtes à se refermer sur mes personnages, les derniers mots s’abattre comme un piège sur eux. J’en éprouvais une vague culpabilité. L’histoire aurait pu être différente, il suffisait pour cela de revenir quelques chapitres en arrière et de modifier dialogue, d’ajouter à peine quelques phrases dans la bouche d’un personnage : « non, je ne veux pas », lui insuffler un peu de force, de courage. Mais si je défaisais ce nœud, tout s’effondrait. Et si j’avançais, je craignais de condamner à jamais mes personnages, à l’image de leur ville. »

« Tout sur cette île était immuable, l’amour comme la haine, le ressac des vagues comme la guerre. »

« La terre oublie peut-être à qui elle a appartenu, mais les hommes se chargent de le lui rappeler. »

« C’en est fini, pense Andreas. Les secrets de son enfance disparaîtront avec la ville. Lorsque le dernier immeuble se sera effondré, lorsque le dernier corps aura été enterré, alors peut-être parviendra-t-il à trouver la force de leur pardonner à tous. »

« Je la regardai s’éloigner, le cœur serré. J’avais cru le 14, rue Ilios éternel, comme le Tis Khamenis Polis. En réalité, tout changeait ; il n’y avait que l’écriture qui figeait les instants et prétendait les enraciner dans la mémoire. J’étais peut-être parvenue à sauver une maison, quelques souvenirs, une ville, mais ce n’était qu’artifice. Dans la vie, sitôt le livre refermé, l’oubli s’emparait du reste. »

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