La narratrice imagine la vie de sa sœur, partie. Elle voit une photo d’un groupe de « zadiste » (le mot n’est jamais écrit dans le roman) voulant sauver une forêt. Parmi les cagoules, elle reconnaît les yeux de sa sœur. Alors elle raconte son histoire ou du moins celle qu’elle invente, prête à sa sœur. Deux sœurs en marge de la société qui s’interrogent sur leur vie et comment trouver sa place.
C’est touchant, sensible, plein de poésie. On ressent tout l’amour de la narratrice pour sa sœur, son absence. Ce roman touche à l’intime. Une atmosphère toute douce entoure les personnages et le lecteur, comme une sorte de bulle. Une belle expérience de lecture que je vous recommande vivement.
J’ai aimé la récurrence de la question « Et ta sœur, elle est où, elle fait quoi ? » avec systématiquement une réponse très vague, différente à chaque fois : « Oh, ma sœur, elle prend de la hauteur/se cherche/se réoriente/se réinvente… ». Cela apporte une respiration plutôt amusante entre les parties du livre.
De temps en temps, les parents font des incursions dans le récit. La mère ne comprend pas sa fille et a plutôt honte d’aborder le sujet avec les voisins. Le père est obsédé par la maladie de Lyme. Ses interventions au sujet de sa fille concernent uniquement cette maladie qu’elle risquerait de contracter. Sa préoccupation est qu’elle fasse immédiatement des analyses à son retour. La narratrice égrène les souvenirs familiaux au fil du roman.
Il y a bien sûr toute la vie au milieu des arbres et de la nature qui est décrite. Le corps s’adapte à cette vie rude et simple, en hiver, dans la forêt.
Un très beau premier roman à découvrir. D’ailleurs n’hésitez pas à piocher vos lectures dans le catalogue de cette jeune maison d’édition indépendante, le Panseur, vous ne serez pas déçus. Ce sont toujours des écritures singulières et des textes qui résonnent. Pour ma part j’ai la moitié de leur catalogue et je compte bien acheter l’ensemble des titres parus. J’avais découvert cet éditeur en 2021 avec la sélection du prix Hors Concours et le titre « Malou dit vrai » de Gwen Guilyn. Puis j’ai rapidement craqué pour « L’homme qui n’aimait plus les chats » d’Isabelle Aupy et récemment pour les deux dernières parutions, « Felis Silvestris », et « Ossature » de Nassim Kezoui que je n’ai pas encore lu. Jérémy Eyme les a très bien présentés lors de la rentrée littéraire de VLEEL, puis lors de la rencontre dédiée le 27/02/22. Le replay de cette soirée est à venir sur la chaîne Youtube.
Autre gage de coup de cœur assuré, ce roman fait partie de la sélection des 68 premières fois ! Vous l’aurez compris ce sera l’un de mes coups de cœur pour le prix Orange du livre. Vous pouvez également lire les chroniques de Christelle et Geneviève (très prochainement) sur ce merveilleux roman.
Incipit :
« Maman pense que tu as froid, tu as forcément froid là-bas, dans ta forêt. Que dehors par un temps pareil, malgré les constructions, les couvertures, les poêles à bois, malgré tout ça, dormir dehors l’hiver, non, on n’a pas idée. Je lui répète que les cabanes sont de vrais abris, que tu n’es pas seule, qu’il y a aussi la chaleur humaine. Mais elle continue : les types dans la rue c’est déjà terrible, mais toi, sa fille, dormir dans le froid, non ! Elle ne peut pas, ne veut pas l’imaginer. »
« Il n’y a aucune légende sous ton portrait encagoulé.
Le champ est libre, à moi de jouer. »
« On ne peut pas s’en aller comme ça en laissant les autres se débrouiller sans nous.
On ne peut pas croire que cela ne fera aucune vague, que notre décision radicale de partir sera prise avec calme et tendresse.
On ne peut pas croire que nos proches approuveront notre égoïsme transfrontalier et nos temporalités lâches.
On ne peut pas croire que nos parents ont perdu leur imagination à toute épreuve. On ne peut décidément pas faire comme s’ils ne nous avaient jamais raconté d’histoires. »
« Felis silvestris : ah, tiens, pas mal. Felis, Felis ça sonne bien, ça fait joyeux, joyeux et triste à la fois, et puis le chat sauvage, voyons voir, oui, le chat sauvage, mais oui, c’est tout à fait moi. Felis, appelez-moi comme ça. »
« Nous ne savions jamais dans quelle case nous ranger, et de toute façon on nous répétait que les étiquettes, ça vaut zéro.
Alors nous avons patiemment attendu que tout s’écroule et se reconstruise en unités séparées. Puis, l’une après l’autre, nous avons fui nos éclats d’amour familial. »
« La Louve écrase son mégot dans une boîte de conserve et remonte son écharpe sur son menton. En se levant, elle te demande si tu as besoin de quelque chose. Cette question te paraît si fondamentale qu’aucune réponse ne te vient. Besoin ? De quoi ai-je besoin dans la vie : d’eau ? d’amour ? d’argent ? de solitude ? de compagnie ? de sens ? De sens, ça oui, mais le sens vient-il avec… – tu balbuties que non, ça va, merci, tout va bien. »
« Tes points d’attache se sont rompus année après année, à force de tirer dans des directions opposées. De façon progressive, presque indolore. Tu t’es mise à hésiter, un peu chaque jour pour commencer, puis plusieurs fois par heure. Crise de doute sur crise de doute : tu résumais ainsi tes journées.
Les crises survenaient d’abord pour des questions d’ordre général : quelles études, quelle profession ? Erasmus ou stage ? Humanitaire ou fille au pair ? Puis dans ton quotidien : ciné ou dîner ? Conférence A ou conférence B ? Abdominaux ou fessiers ? Et enfin, tout mélangé : théâtre ou TGV ? Canoë ou pizza ? Bière ou Californie ?
Tu nous appelais, car nous étions les dernières personnes à ne pas encore succomber à tes reproches, les seules à continuer à suivre tes virages sans clignotant. Ton nom apparaissait sur nos téléphones et il nous fallait d’un coup interrompre nos gestes, lâcher tous nos objets, que rien ne bouge. Lentement, sans faire de bruit, nous sortions une fine aiguille, mettions une main dans un gant de boxe et l’autre dans un gant de soie. Il nous fallait gratter sans écorcher, frapper sans claquer, caresser ta joue. Il nous fallait nous-mêmes coudre des liens dans les histoires qui t’échappaient. Et surtout pas de bisous. »
« Être la même chaque jour : tu ne pouvais pas. Être celle qu’on attendait que tu sois : tu ne voulais pas. Te satisfaire de cette vie-là : impossible ! Plus rien ne te guidait hormis tes voix, trop nombreuses pour être d’accord, trop imprévisibles pour être domptées. Alors tu suivais celle qui parlait le plus fort, à tort ou à raison. Ton corps devenait une maison ambulante, des pilotis à la place des pieds.
Tu n’as pas chuté, tu ne t’es pas brisée. Tu as simplement bifurqué sur le chemin d’à côté. Tu as fini par quitter ton psy, ton travail, ton appartement, les injonctions par milliers. Tu as opté pour la Bohème avec un grand B, invoquant nos possibles origines manouches avec fierté. »
« Te voilà déjà habituées au vide autour de toi, aux mousquetons à décrocher et à raccrocher, à la sensation d’ondulation – abdominaux durcis, avant-bras gonflés, stabilité. Notre capacité d’adaptation n’aura de cesse de m’étonner. »
« Ce n’est pas que tu me manques, non. C’est que ta fêlure sans origine et sans nom a quelque chose d’inacceptable – il y a ton ombre qui a pris dix mètres, il y a ton nouveau regard enflé dont je ne peux me défaire. C’est inacceptable pour moi qui partage ça, tes origines et ton nom. »
« Pendant qu’elle me chuchotait ce récit, je regardais ton morceau de pain à peine entamé, les légumes encore tièdes dans ton assiette. Je me demandais qui était l’inconnue qui avait pris possession de ton corps et ce qu’elle avait fait de ma vraie sœur. Je me demandais aussi quel vent contraire pouvait me souffler si loin de toi et démolir impunément les ponts qui nous reliaient.
Je me demandais bien ce qu’il pourrait rester de nous. »
« Je crois bien que j’ai perdu mon monde. Comme toi, je l’ai cherché à différents endroits. J’ai cru que j’aurais pu naître ailleurs et qu’une autre vie, peut-être, m’attendait quelque part. Mais en vérité, rien ni personne ne nous attend jamais vraiment. Ce qui nous sauve, c’est que nous sommes capable d’oubli et d’émerveillement. »
« C’est avec les personnes de son quotidien que maman a le plus de mal à en parler. Je veux dire, de toi, de votre forêt. Elle ne sait pas quoi raconter ni par où commencer. Elle pense que ses collègues de bureau, par exemple, ne comprendraient pas. Pour la plupart, en guise de rupture de cordon, les enfants ont acheté une maison dans le village d’à côté. Alors, de là à leur expliquer qu’après sept ans d’études et quatre de vie professionnelle tu as choisi d’aller passer l’hiver dans les arbres, il lui faudrait tout reprendre à zéro, de la petite enfance à l’adolescence, de la fac à l’âge adulte – une vie entière de pauses-café. Ce n’est pas qu’elle ait honte, non, bien au contraire : je veux croire qu’elle éprouve une inavouable fierté.
« Papa dit qu’en tout cas, ça ne mange pas de pain d’essayer. Puis il embraye sur les résultats sportifs, le fric qui pourrit tout et les religions qui empêchent de penser. Sa voix a le rythme du verre de trop, elle traîne, s’arrête et redémarre de plus belle, saxophoniste en free-jazz assis au bord d’une jetée.
J’ai posé sur la table mon téléphone en haut-parleur et déchire un emballage en très petits morceaux. Au bout de sept minutes trente, record battu, papa demande si je suis toujours là. Je réponds que oui, et pour une fois il me remercie pour l’écoute : C’est comme aller aux toilettes, il dit, ça soulage. Je lui conseille de penser à tirer la chasse, et je raccroche avant de fondre en larmes dans mon tas de confettis. Sa solitude est beaucoup trop grande pour moi. »
« La Louve dit qu’elle a beau essayer, elle n’y arrive pas. Toujours il faut organiser, tout contrôler. Elle n’arrive pas à desserrer les mâchoires, tu le vois bien… Elle serre, serre comme si elle s’accrochait à un vieux bout de viande dont elle ne veut même plus, mais elle n’arrive pas à s’en défaire, elle a cette colère en elle… Elle n’en peut plus de ce monde-là, la Firme n’est qu’un prétexte, mais sa rage va plus loin, beaucoup plus loin… Elle voudrait se battre sur tous les fronts, elle se hait de rester là, de croiser si souvent les bras, elle se déteste de faire partie de cette humanité qui fonce tête baissée dans son mur de déchets… Alors, quand elle te voit avec tes hésitations, tes rires d’enfant, ta tristesse si pure, si profonde, ça lui rappelle qu’il y a autre chose. Car tu as ce truc de vieille âme qui ne trouve sa place nulle part, et qui a en plus l’humilité de croire que ça vient d’elle… Mais non, Felis, c’est le monde qui n’est pas ajusté aux gens comme toi. »
« Dans le doute, avais-je écrit dans un carnet de voyage, toujours choisir l’ailleurs à l’ici. »
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