Du même bois / Marion Fayolle

Coup de cœur pour ce très beau premier roman d’une incroyable poésie et d’une langue unique.

Dans ce court livre, il n’y a aucun nom ou prénom. L’autrice raconte l’histoire de la famille de « la gamine » dans la campagne ardéchoise. C’est la vie dans une ferme de génération en génération, sorte de cycle perpétuel. On naît et vit dans la partie gauche de la ferme, puis au milieu se trouve l’étable avec les vaches, et dans la partie droite les aïeux sur le déclin.

Il y a bien sûr le rapport aux animaux, le dur labeur, mais aussi la question de la transmission au cœur de ce livre. Transmission d’un héritage, d’un bien, d’un métier, mais aussi de gènes, du passé, des fantômes. Comment trouver sa place et être soi dans une famille où tout est réglé ainsi depuis des générations. Il y a aussi les non-dits et l’oncle qui est différent et dont la mémé a accepté de s’occuper en épousant son frère. La ferme, la famille, c’est un tout.

Ce roman parle de toutes les étapes de la vie : des cabanes de l’enfance, aux premiers amours adolescents, jusqu’à la vieillesse et donc la mort. Dans cette famille, l’amour ne se dit pas mais se traduit par la nourriture par exemple. Marion Fayolle pose un regard tendre et plein d’émotions sur ses personnages.

Une voix unique et juste, tout en pudeur, qui ressort de cette rentrée littéraire d’hiver, que vous avez peut-être eu l’occasion d’entendre lors de son passage à l’émission La Grande Librairie la semaine dernière.

A lire assurément !

Note : 5 sur 5.

Incipit :
La ferme
La bâtisse est tout en longueur, une habitation d’un côté, une de l’autre, et au milieu une étable. Le côté gauche pour les jeunes, ceux qui reprennent la ferme, le droit pour les vieux. On travaille, on s’épuise, et un jour, on glisse vers l’autre bout. C’est plus pratique, il y a une chambre au rez-de-chaussée, les escaliers sont moins raides, les pièces semblent disposées pour vieillir. Et puis, quand l’un meurt, le mari souvent, les enfants sont à l’autre-bout, ça rassure, ça évite la solitude, ils regardent en passant s’il y a de la lumière, si les volets sont ouverts, si le linge est étendu, ils s’arrêtent en coup de vent pour mettre des bas à varices, recompter les cachets pour la tension et s’agacer un peu des oreilles qui n’entendent plus.
Et un jour, ils remarquent que c’est devenu dur de se lever la nuit pour les vêlages, que le corps fait mal. Ils le savent, bientôt, ça sera à leur tour d’aménager dans l’aile droite, d’occuper les pièces de la fin de vie. Mais tant qu’il reste la mémé, ça les rassure, c’est qu’ils ont du temps, encore, devant eux. Une étable encore devant eux, avant l’autre bout. Alors, oui, elle est fatigante parfois, la mémé, à ne plus comprendre, à se mêler de tout, à parler du Bon Dieu, mais ils en prennent soin parce qu’ils ne sont pas pressés qu’elle laisse sa place, que le temps qui passe les fasse déménager à droite et dormir dans le lit où sont morts les parents, les grands-parents, les arrière-grands-parents et les arrière-arrière-arrière.
Les enfants courent pour relier les deux bouts, ramener des œufs frais aux parents, des casseroles vides à la mémé. Ils trébuchent dans les calades et regardent leur avenir à travers les vitres.
Ici, on fait toute sa vie sous la même toiture, on naît dans le lit de gauche, on meurt dans celui de droite et entre-temps, on s’occupe des bêtes à l’étable.
Elles sont alignées et rangées, elles aussi selon un cycle. En entrant, les petits veaux, plus loin les génisses, ensuite, les mères, et au dons, les vieilles qui partiront bientôt. Les gamins apprennent très tôt le métier, ils déambulent avec des bâtons derrière cette collection de culs. Ils savent ce que racontent leurs vulves, quand ça gonfle, quand ça saigne, quand les queues se lèvent, que les reins se creusent, quand il faut appeler les parents, que la vache a le mal du veau. Ils voient naître et ils voient mourir, parce que parfois ça arrive et qu’il faut bien s’endurcir.
Ils voient aussi vieillir la mémé, on ne la leur cache pas dans une maison de retraite, et il faudra qu’ils soient forts si c’est eux qui la trouvent inerte un jour en ramenant quelques gamelles vides. La mort des veaux, tout petits, tout mignons, ça les entraîne à accepter la mort des anciens, comme ils disent. »

« La ressemblance
Les enfants, les bébés, ils les appellent les « petitous ». Et c’est vrai qu’ils sont des petits touts. Qu’ils sont un peu de leur mère, un peu de leur père, un peu des grands-parents, un peu des arrière-grands-parents, un peu de ceux qui sont morts, il y a si longtemps. Des petits touts. Tout ce qu’ils leur ont transmis, caché, inventé. Tout. Des bouquets d’histoires, de silences, d’émotions, de gènes, de cellules. Des collages de lèvres, d’oreilles, de regards, de cils, de traits et d’odeurs. Des discordes, des secrets, des réconciliations.
C’est pas toujours facile d’être un petit tout, d’avoir en soi autant d’histoires, autant de gens, de réussir à les faire taire pour inventer encore une petite chose à soi. »

« Dehors les gamins se donnent rendez-vous, ils partent dans les bois, se faufilent entre les arbres, cherchent un coin pour leurs cabanes. »

« C’est fou d’avoir gardé toute sa délicatesse dans un tiroir. »

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