Voici un roman passionnant à plus d’un titre. Il nous plonge dans la vie d’Aurélien, directeur du département des peintures du Louvre qui se retrouve embarqué malgré lui dans un projet de rénovation du tableau de la célèbre Joconde. Un plan imaginé par la nouvelle présidente du musée, Daphné, et une agence de communication avec les prévisions du cabinet McKinsey, un coup de marketing en somme, sensé attirer à nouveau les visiteurs ayant déserté les galeries depuis la pandémie.
Ainsi on voit une star planétaire faire une performance devant un tableau du musée en direct. Aurélien est un conservateur quelque peu dépassé par tous ces réseaux sociaux. Il est tourné vers le passé. D’ailleurs l’auteur s’amuse avec ironie de la situation.
Aurélien doit organiser la sélection des restaurateurs pour « l’allègement des vernis » de La Joconde. Peu de restaurateurs se portent candidat. Il faut être un peu fou ou totalement inconscient pour oser toucher ce tableau. C’est mettre en danger une des œuvres majeures de la peinture, avec de possibles dégâts irrémédiables.
Paul Saint Bris nous offre une introduction à l’histoire des restaurateurs. L’air de rien on en apprend beaucoup. On entre dans les coulisses du plus grand musée de France.
D’ailleurs dans les coulisses, on trouve d’autres personnes que les conservateurs. Il y a les agents de sécurité et les agents d’entretien. Homéro est l’un d’eux. Tous les soirs il entre en piste avec sa machine à laver les sols… à sa façon. Ce qui intrigue Hélène, au point d’approcher cet homme mystérieux. Quant au restaurateur choisi, il est tout aussi mystérieux et est très charismatique.
L’auteur brosse une galerie de personnages tour à tour drôles, attachants, surprenants. Il y a même une histoire d’amour improbable. Ce roman plaira forcément aux amoureux de la peinture et des arts, qui y trouveront des descriptions passionnées de tableaux. Il nous emmène dans Paris et en Italie. Un véritable voyage culturel et sensoriel. Une ode à l’art et à ses bienfaits sur tout un chacun. Il questionne sur la beauté et la place de l’image dans notre société. La plume est magnifique, vive et pleine d’humour. L’histoire est ponctuée de rebondissements. J’ai passé un très bon moment de lecture. Bref il s’agit d’un coup de cœur !
Un excellent premier roman en lice pour le Prix Orange du Livre 2023 !
Prologue :
Mue prodigieuse
Il a réduit la peinture à sa stricte matière, à sa quintessence, à ses deux dimensions : un mince film coloré aussi fragile que l’aile d’un papillon, un agglutinat de pigments et de liants fin comme une peau humaine, si fin qu’il a pu admirer le dessin au travers. Cette membrane gigantesque, il l’a séparée du panneau de bois pulvérulent qui lui servait de support, au prix d’une patience infinie, puis il l’a marouflée sur un châssis entoilé d’un coutil au point serré. Il aimerait qu’on fasse ainsi de son âme, qu’on la détache de sa vieille carcasse fatiguée pour l’arrimer à un corps neuf et vaillant. Qu’on lui donne la vie éternelle.
« Aurélien avait tenté de s’y intéresser et de bonne grâce elle lui avait fait une démonstration. Elle avait installé Instagram et Tik Tok sur son iPhone, et l’avait abonné à des comptes d’influenceurs culture – « Tiens, ça c’est pour toi ! » – ainsi qu’à celui de Justin Bieber, pour la blague. Elle avait fait défiler le feed d’un barbu obsédé par les culs des statues et celui d’une jeune femme qui créait des mèmes à partir de peintures connues. « J’ai le seum », disait un naufragé de La Méduse. Aurélien avait noté ces noms consciencieusement sur un carnet en vue de les suggérer au service communication ; grâce à cela, il avait gagné quelques points devant les jeunes conservateurs de son département et même devant Daphné qui, ébahie, l’avait doucement raillé pour ce souci de modernité inattendu.
« Tu fais quoi de toutes ces images après les avoirs vues, tu les gardes ?
– Ouais, parfois je les enregistre. Enfin de moins en moins. Maintenant, c’est plus des stories et des lives, tu vois ?
– Des stories ? Non, Aurélien ne voyait pas. Elle venait de lui expliquer mais il avait déjà oublié de quoi il s’agissait.
Elle le regarda, l’air un peu désolé : « Des contenus éphémères, si tu préfères. »
Il hocha la tête.
« Tu sais que je faisais des collections d’images quand j’étais plus jeune ?
– Avec ton téléphone ?
– Non, dans un cahier.
– Marrant ! avait-elle répondu.
Dans le monde de Zoé, il n’y avait pas plus ringard qu’Aurélien.
[…]
Quand il avait montré un de ses cahiers à Zoé, elle avait eu un geste de recul. « Putain, c’est cringe ton truc ! » Il l’avait remballé avec une espèce de honte. « Oui, c’est peut-être très personnel… » avait-il concédé. Consciente de l’avoir un peu heurté, la jeune fille avait temporisé : « Bon en fait c’est un moodboard. J’avais un Tumblr à quatorze ans, c’était pas tellement mieux. » Un Tumblr, avait répété Aurélien. »
« Le problème de l’allègement des vernis, c’est qu’effectivement tu ne peux pas revenir en arrière. Une fois que c’est fait, c’est fait… »
« Il avait fallu du temps à l’histoire de l’art pour comprendre Pontormo. La restauration de la chapelle Sixtine dans les années quatre-vingt-dix, en révélant les couleurs étonnamment provocantes du Jugement dernier, avait obligé à reconsidérer Michel-Ange, qui y avait perdu son surnom de « terrible souverain des ombres ». On s’était aperçu alors que c’était de lui que Pontormo tirait l’acide vivacité de sa palette et la luminosité surnaturelle de ses figures. »
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