J’avais vu passer ce livre dans la rentrée littéraire et je ne savais pas trop s’il s’agissait d’un roman ou d’un récit. J’ai laissé passer le temps et oublié ce titre, jusqu’à ce qu’il fasse partie de la sélection des 68 premières fois.
Ce premier roman alterne prose et poèmes. Construit avec des chapitres courts, parfois il s’agit juste d’un paragraphe. La narratrice s’adresse à sa sœur aînée, morte d’un cancer à l’âge de 30 ans. On ressent tout l’amour qu’elle a pour sa sœur. Elles ont la même mère mais un père différent. Elle évoque le rapport conflictuel avec sa mère, distante, toujours en colère. Elle parle donc de sa mère, mais aussi de sa grand-mère, de ces générations de femmes qui n’ont rien choisi. Son grand-père reproche à sa mère de n’avoir fait que des filles. En 1945, le devoir conjugal peut relever du viol, mais le mot ne s’applique pas encore. C’est une époque où le patriarcat règne en maître. Les femmes n’ont pas de droits, n’ont pas le choix de devenir mère ou non. Il y a beaucoup de questions sans réponses, sur le corps et la maternité notamment. A l’instar d’un récit intime, ce livre est bouleversant, sensible et fort. Ce premier roman, écrit par une autrice née en 1986, est issu de son retour dans son village d’enfance, dans sa maison familiale. Le livre n’est pas gai, je vous l’accorde, mais intéressant car il témoigne d’une époque, de la condition féminine, du rapport entre les hommes et les femmes. Avec son ton féministe, il prend tout naturellement place dans la collection « Sorcières » de Cambourakis.
Incipit :
« L’automne est doux cette année. Dans ce petit espace qui t’est dédié, entre le potager et la maison, les bambous foisonnent. Le cerisier du Japon, les rosiers et le sureau ont fleuri, les uns après les autres, et ton jardin se prépare désormais à l’hiver, entamant une mue vert sombre. Les feuilles, qui commencent à s’amasser sur le sol, dégagent une odeur réconfortante de pourriture végétale. Plus agréable que celle des décompositions humaines et animales, elle est un rappel du cycle de la vie avec lequel je peux cohabiter. Elle me prépare à l’hiver, qui reprendra les formes de celui qui avait suivi ton départ, le premier de ma vie d’endeuillée. Depuis ta mort, chaque saison a ses façons de me rappeler ma condition. »
« Les années qui ont suivi ta mort, je les ai attendues le cœur serré. Tant qu’elles reviennent, ta mort est une absence, mais pas une rupture. Le retour des hirondelles, c’est la vie têtue. C’est toi ou moi à cinq ou six ans, qui tenons tête, ne lâchons pas. C’est toi qui n’es plus, et toi qui es encore là, différemment. Leur ballet facétieux au-dessus du petit étang, en bas du hameau, m’a ouvert le cœur comme personne d’autre. La joie des hirondelles au-dessus de l’eau, c’est toi qui ne m’as pas complètement quittée. Toi qui perdures, et toi qui gagnes, malgré la mort. Le retour des hirondelles, c’est une place au monde pour mon cœur contradictoire, la possibilité de n’avoir pas à y démêler la joie de la tristesse. »
« J’ai appris, grâce à mamie en premier lieu, et puis avec les expériences, qu’avoir un utérus c’est savoir tuer, c’est savoir dire non pour dire oui à autre chose.
Pourtant, l’avortement ne nous reconnaît pas ce savoir. Si on nous laissait librement tuer nos embryons, de quoi pourrions-nous bien être capables ensuite ? Aujourd’hui, l’avortement tient plus de la faveur en vérité. Une faveur que nous concèdent les législateurs, les médecins, l’industrie pharmaceutique. Tout un tas d’hommes et de femmes à qui l’ordre des hommes semble juste. Une façon de nous rappeler que nos utérus continuent de leur appartenir en premier lieu. Cette faveur, on peut s’en saisir et en faire usage quand nécessaire, mais le plus discrètement possible. Sans faire de vagues. Surtout, si l’on veut mériter son choix et conserver ce droit, il vaut mieux éviter de dire la colère ou la tristesse. L’avortement est un droit qui s’excuse d’exister, un vrai droit de femme. »
« Quand vous vous chamailliez dans la voiture, maman menaçait de vous laisser sur le bord de la route. Un jour, elle l’a fait. Vous êtes restées seules, inquiètes et en larmes sur cette aire d’autoroute, en attendant, comme vous me feriez toute votre enfance et moi la mienne, que maman se calme, que maman revienne.
Je continue de me demander où, en moi, se cache le lieu depuis lequel elle n’est jamais revenue. »
« Je voulais t’écrire un livre dont on entend les pages respirer lorsqu’on les tourne. »
« Lui qui nous détestait au point d’avoir empêché sa femme de se déplacer à la naissance de leur premier petit-enfant, au motif qu’elle avait une vulve. Tu diras à ta fille qu’on ira quand elle fera un garçon. Lui qui ne s’était pas satisfait d’un, ni de trois petit-fils, et s’était encore plaint à ma mère, enceinte de moi, sa troisième fille, la dernière de ses petits-enfants. Encore une fille. Lui qui disait souvent Je suis content, j’ai épousé la femme que je voulais, qui m’a toujours été bien gentille.
Notre grand-mère s’est mariée à dix-neuf ans, à cet homme qu’elle connaissait à peine. De son vivant, je n’ai eu l’occasion de la voir sans notre grand-père qu’une seule et unique fois. Il ne l’autorisait pas à sortir sans lui, sauf pour aller travailler ou faire les courses. Cette fois-là, elle a bu quelques verres de vin et elle m’a raconté toute sa vie. Elle m’a dit, en me regardant bien droit dans les yeux, qu’elle n’avait jamais aimé notre grand-père. Plus tard, maman m’a dit exactement la même chose de ton père. A quel endroit de nos corps se nous l’héritage de ces femmes dont le principal cadeau – la vérité – est aussi un fardeau ? »
« Nous sommes les héritières d’une détermination farouche, nous les descendantes des avortements ratés, des grossesses imposées. Celle-ci est indémêlable de nos douleurs et de nos rages, transmises d’une génération à l’autre comme on essore un torchon plein de sang, dans l’anonymat d’une cuisine plongée dans la nuit. »
3 commentaires sur « La vie têtue / Juliette Rousseau »