Sa préférée / Sarah Jollien-Fardel

Et encore un coup de cœur !

Jeanne a grandi dans un village des montagnes valaisannes, en Suisse. Son enfance est faite de violences. Son père la frappe, elle et sa sœur Emma, ainsi que leur mère. Parfois pour un regard, parfois pour rien. Jeanne se tient sur ses gardes dès qu’il entre dans la pièce. Le plus souvent c’est sa sœur qui prend. Personne ne leur vient en aide, même pas le médecin du village. Alors dès qu’elle peut, elle fuit et part faire des études à Lausanne. C’est une ville qui l’apaise. Elle aime aussi nager dans le lac. Peu à peu elle se détend, se fait des amis et tombe amoureuse d’une fille, Charlotte, issue d’une famille bourgeoise, son opposée.

Devenue adulte, Jeanne vient régulièrement voir sa mère. Elle est alors toujours en état de vigilance. Elle comprend peu à peu que son enfance l’a marquée à vie et que ses blessures ne se refermeront jamais, même loin de son père, entourée de tout l’amour et la bienveillance de sa compagne, sa colère est toujours en elle.

Une fois commencé, impossible de lâcher ce livre et d’abandonner Jeanne. Ce premier roman est puissant. Il vous prend et vous retourne, vous met sens dessus dessous. Certaines scènes sont violentes. Le lecteur est bouleversé par cette histoire et ne peut qu’assister, impuissant, au récit douloureux de la narratrice.

Un premier roman très maîtrisé. J’ai hâte de découvrir le second roman de Sarah Jollien-Fardel.

Prix du Roman Fnac 2022

Note : 5 sur 5.

Incipit :
« Tout à coup, il a un fusil dans les mains. La minute d’avant, je le jure, on mangeait des pommes de terre. Presque en silence. Ma sœur jacassait. Comme souvent. Mon père disait « Elle peut pas la boucler, cette gamine. » Mais elle continuait ses babillages. Elle était naïve, joyeuse, un peu sotte, drôle et gentille. Elle apprenait tout avec lenteur à l’école. Elle ne sentait pas lorsque le souffle de mon père changeait, quand son regard annonçait qu’on allait prendre une bonne volée. Elle parlait sans fin. Moi, je vivais sur les gardes, je n’étais jamais tranquille, j’avais la trouille collée au corps en permanence. Je voyais la faiblesse de ma mère, la stupidité et la cruauté de mon père. Je voyais l’innocence de ma sœur aînée. Je voyais tout. Et je savais que je n’étais pas de la même trempe qu’eux. Ma faiblesse à moi, c’était l’orgueil. Un orgueil qui m’a tenue vaillante et debout. Il m’a perdue aussi. J’étais une enfant. Je comprenais sans savoir. »

« Je n’avais pas trente ans, j’étais en guerre. Depuis toujours. Pour toujours. »

« Je sais que c’est mal. Mais j’étais sa préférée… »


« Cette fille, c’était de l’esbroufe. Cette fille, c’était du cinéma. Et le cinéma, ce n’est pas exactement la vraie vie. J’aurais dû le savoir. »


« Comme une fulgurance, dans cette cuisine, j’ai compris : elle m’avait choisie pour fuir son milieu. Comme moi. A l’envers. Je me rends compte que, malgré le déni, malgré les singeries que nous nous imposions pour nous métamorphoser, l’empreinte des origines restait. Éternelle et ineffaçable, surgissant lorsqu’on était trop mal à l’aise ou au contraire qu’on baissait la garde. On avait beau lutter, Charlotte dirait toujours « zut » et moi toujours « putain ». »

« J’avais les mâchoires endolories tant j’avais crispé les dents. Alors, seulement, j’ai posé mon front contre son épaule. Alors, seulement, il m’a enveloppée de ses bras. Alors, seulement, il a enlacé mon dos de ses mains. Alors, seulement, j’ai pleuré, son corps tenu à distance par mes coudes fermés. Alors, seulement, je me suis retirée. Alors, seulement, je l’ai regardé dans les yeux. »


« J’aimais qu’elle pommade mes blessures de ses mots et de ses baisers. »

« Mon instinct d’animal reprend le dessus : décamper. »

« Comme tous les autres, elle nous évitait. Ne pas voir ni regarder notre maltraitance, la rendre invisible, c’était la rendre inexistante. Le docteur n’était pas l’unique lâche du village. » 


« Dieu pardonne. Pas moi. »

« J’étais incapable d’arracher toutes ces couches qui m’agrippaient comme des ronces. La colère s’insinuait partout dans ma peau. »

« Alors je sais. Je sais que je n’ai jamais trouvé de sens. Je n’ai pas fait semblant, j’ai vécu un jour derrière l’autre sans qu’aucun ait pu effacer la peur et la rage de mon enfance. Ce n’est pas grand-chose pourtant une enfance. Mais c’est tout ce qui subsiste pour moi. Je ne sais pas me réfugier ailleurs.
Je sais que rien ne m’émeut jusqu’au bouleversement, jusqu’à déliter ma colère. Que les fondations de mon enfance ne sont pas assez solides pour que je tienne debout. Je pense à la terre des jardins qu’on retourne au printemps, à ce que disaient les vieux du village : Y a pas moyen, t’as beau rajouter du fumier, ça prend pas. La terre n’est pas bonne. »
Je ne suis pas bonne. Ça prend pas. Mauvaise terre, mauvaise graine. »

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