J’aime l’écriture poétique et la sensibilité de Gaëlle Josse, impossible de passer à côté de son nouveau roman puisqu’elle fait partie de mes chouchous.
Le roman est composé de trois voix, essentiellement celle d’Isabelle, puis celle de son père qui révèle son secret, et celle de son frère, Olivier. Trois voix singulières, trois points de vue intéressants qui se croisent, se complètent, cherchent la vérité familiale. On peut également y voir un autre personnage, la montagne, omniprésente, parfois étouffante pour Isabelle. Elle est documentariste et filme les milieux sous-marins menacés. L’eau est son élément, contrairement à la montagne.
Isabelle revient là où elle a grandi, dans les Alpes. Olivier l’a appelée car leur père est atteint de la maladie d’Alzheimer. Elle arrive par le train. Il l’emmène en voiture jusqu’au village. La tension monte pendant le trajet. Elle se remémore son enfance. Elle a fui la violence de son père, ou plutôt son indifférence. Elle appréhende de se retrouver face à lui. C’est d’ailleurs à lui qu’elle s’adresse dans le roman.
Olivier a été un peu mieux traité qu’elle. Il est revenu s’installer dans le village et s’occupe de lui. Au début, on ne sait pas grand-chose du père. Il a été guide de montagne et partait souvent. L’atmosphère de la maison était glaciale lorsqu’il était là. Il était fermé, inaccessible, colérique. La mère était une sorte de « paratonnerre ».
Comment se construire sans l’amour et la bienveillance d’un père ? Avec la maladie, est-il toujours le même homme ? Pourra-t-elle lui pardonner le mal qu’il lui a fait ? Au crépuscule de sa vie, sera-t-elle présente ? Est-ce qu’elle l’aidera ? Pourra-t-elle le protéger alors qu’il ne l’a jamais protégée ? Saura-t-elle trouver sa place ?
Gaëlle Josse nous livre un grand texte sur la figure du père, intime et intense. On ne peut qu’être bouleversé par cette histoire où chacun cherche à aimer ou être aimé. Ce n’est pas de l’autofiction mais elle a utilisé un matériau intime. Elle écrit remarquablement bien sur les émotions, l’absence, le deuil, la peur, les silences, la fragilité, la complexité des sentiments, les blessures intérieures.
Un coup de cœur !
J’ai pu assister à une magnifique rencontre VLEEL avec Gaëlle Josse. Je vous conseille d’ores-et-déjà de regarder le replay à venir. Cette écrivaine est exceptionnelle.
« La littérature, c’est aller le plus loin possible, le plus sincèrement possible. »
Gaëlle Josse
Incipit :
« Vendredi 21 août 2020
A l’ombre de ta colère, mon père, je suis née, j’ai vécu et j’ai fui.
Aujourd’hui, me voici de retour. J’arrive et je suis nue. Seule et les mains vides. »
« Tu ne seras jamais aimée de personne.
Tu m’as dit ça un jour, mon père.
Tu vas rater ta vie.
Tu m’as dit ça, aussi.
De toutes mes forces, j’ai voulu mentir ta malédiction. »
« Tes mots terribles, qui blessent, entaillent, écorchent, tailladent au sang, au cœur, à l’âme. Mais quelle famille ? Je n’ai pas de famille ! Tu as dit ça, oui, tu as dit ça, un jour où j’étais venue. J’avais commis l’erreur de prononcer ce gros mot, ce mot de famille, pour je ne sais quelle raison, me rassurer, peut-être, faire sonner ces deux syllabes comme pour en faire surgir une réalité qui m’échappait, comme on bat deux silex pour en faire jaillir une étincelle, prémices d’un feu. Et toi tu nous reniais, tout simplement. C’est bien toi, ça. Lancer tes explosifs aux moments les plus inattendus et te désintéresser des dégâts. On a beau savoir, on ne s’y fait pas. Tu t’étais levé de table et tu étais parti en laissant un courant d’air glacé derrière toi. Maman exsangue, muette, misère et désolation, les doigts qui tracassent les miettes sur la table. Je l’ai embrassée et je suis partie à mon tour. A quoi bon rester ? Tu voulais le vide, je te l’ai offert. »
« Tes humeurs imprévisibles, tes impatiences, tes gestes agacés, l’impression de te déranger, tout le temps. L’homme irascible que tu as toujours été. L’es-tu encore ? »
« Et maintenant, mon père, mon père terrible, te voilà qui entres dans la brume, à petits pas et sans retour. Tu arrives au temps des sables mouvants. Te voilà à l’orée de l’oubli, de tous les oublis, te voilà au seuil de la pénombre, je suis ta fille absente, ta fille invisible et pourtant je tremble à l’idée qu’un jour tu ne connaîtra plus ni mon nom ni mon visage. Aurai-je traversé toute ta vie comme une ombre ? »
« La mémoire des lieux. Je n’y peux rien, je porte ça en moi depuis toujours. J’ai la mémoire monstrueuse, oui, monstrueuse, hémorragique, débordante. Parfois, un visage s’efface ou un nom s’évapore. Un lieu, jamais. »
« On ne sait jamais quoi faire du chagrin des autres. »
« Pourquoi tant de colère chez toi, mon père, pourquoi ce mutisme ? Je n’aime que l’eau et la vie qui se meut sous sa surface, le plus profond possible, dans le silence et l’obscurité. »
« Mes yeux s’attardent sur les dos des livres serrés les uns aux autres. Encore un mystère. Encore un silence. J’ai vécu dans l’épaisseur de tes silences, mon père, dans leurs angles perdus, à chercher sans cesse si j’en étais la cause. Enfant, je passais des heures à déchiffrer les titres, à m’inventer des histoires avec eux. Qui pouvaient bien être Nana ou l’Homme qui rit ? Le colonel Chabert et la Femme de trente ans ? Comment tous ces volumes étaient-ils arrivés jusque-là ? Il n’y a pas de librairie, ici. »
« Voilà où j’en suis. Et toi, mon père qui avance à pas lents vers les ombres qui vont t’ensevelir vivant, où en es-tu ? Je m’aperçois que je ne te connais pas. Je me sens perdue moi aussi. Chacun dans sa pénombre. La tienne me fait une peine infinie. Je ne m’attendais pas à éprouver cela. Que puis-je faire pour te retenir parmi nous ? »
« Mon père qui brave les sommets, te voilà nu, démuni dans l’obscurité qui avance, te voilà devenu un vieil homme fragile, et toi qui fus si difficile à aimer, je voudrais te prendre dans mes bras et repousser les forces de l’oubli qui ont posé leurs serres sur toi. Mais c’est impossible, nous le savons bien. Le crépuscule descend, et je voudrais tenir ta main. Tu vois, ta mémoire s’effiloche comme ces écharpes de brume accrochées à ta montagne au matin froid, cet insaisissable duvet qui s’efface à la montée du jour en emportant les couleurs de ta mémoire. C’est une eau qui ruisselle et que tu ne peux retenir, un torrent qui gonfle et pousse devant lui tout ce que tu ne peux plus agripper, le nom des choses, l’instant à peine passé, je sais que tu trembles, mon père, et je tremble avec toi devant tout ce qui chavire et qui sombre. Des planètes qui s’éloignent jusqu’à se fondre dans une nuit sans lumière qui t’appelle. En toi les mots chutent et se fissurent, les visages s’évanouissent, le temps se décolore, tu sais ta déroute et tu sais qu’elle est sans retour. »
« Tu te souviens, père ? Non, je ne crois pas, tu n’y prenais pas garde. Tu partais au matin pour rejoindre ta montagne, tu ne te retournais pas. Si tu l’avais fait, tu m’aurais vue, je te regardais partir, avec un nœud au ventre, à la gorge, surtout ces jours où la montagne était encore voilée de nuages, encerclée de lambeaux de brume accrochés comme des fumerolles, des fumées maléfiques sorties de la bouche d’un enfer invisible.
Je craignais qu’elle ne t’avale aussi, qu’elle t’enlace et te retienne à jamais. Mais l’été, oui, l’été, elle était magnifique, ta montagne, comme elle l’est aujourd’hui. Je comprends que tu aies cherché son silence autant que le bruissement de ses sources et de ses cascades, que tu en aies cherché le blanc, le grand blanc de l’hiver autant que ses prairies recouvertes de boutons-d’or et d’ombrelles blanches de carottes sauvages. C’est un perpétuel jaillissement de beauté, ta montagne. Je comprends que tu l’aies tant aimée. Mais moi, c’est toi que j’aimais. »
« Il n’y a pas de jour où je ne me suis demandé si les promesses faites aux mourants étaient plus importantes que les blessures des vivants. »
Je vais m’empresser de regarder le replay !
J’aimeAimé par 1 personne
Il n’est pas encore en ligne, mais bientôt 😊 je rajouterai le lien vers la vidéo.
J’aimeAimé par 1 personne
Un presque coup de cœur pour moi 😉 merci du rappel pour VLEEL !
J’aimeAimé par 1 personne