Le 4 janvier 2021, le monde de Caroline Laurent s’effondre. Elle apprend par la presse que le mari de son amie Évelyne Pisier est accusé d’inceste. La parution du livre de Camille Kouchner brise le silence.
Caroline Laurent se sent alors trahie, abusée. A-t-elle été naïve ?
Elle reçoit de nombreuses sollicitations de journalistes. Elle ne répond pas, s’enferme, s’isole. Elle s’éloigne peu à peu de son compagnon. Le chagrin la submerge et la paralyse. Elle n’arrive plus écrire.
Une amie lui demande « si c’était à refaire, est-ce que tu le referais ? » Oui, elle revivrait tout dans le même ordre : « Ne rien savoir du drame et écrire le roman de cette femme, honorer ma promesse, me sentir soutenue par son mari, et puis un jour de janvier sombrer dans le cauchemar ».
Dans ce récit, elle se met à nu de façon sincère et touchante. Elle livre des anecdotes de son enfance, des moments de sa vie intime, de sa famille, des deuils.
Quand le besoin d’être seule prend le dessus, elle décide de partir trois semaines dans les îles Féroé où elle marche beaucoup, seule, et retrouve le goût, la capacité d’écrire à nouveau. Ce qu’elle retiendra de ce voyage : l’écriture lui fait du bien et au final c’est ce qu’elle désire le plus. Elle sera accompagnée par les livres de ses écrivaines préférées : Annie Ernaux, Déborah Levy, Joan Didion.
A la fin, le lecteur peut retrouver toutes les références bibliographiques sous le titre « amitiés littéraires », des lectures qui ont nourri sa réflexion et l’écriture de son livre. Car l’écriture est un refuge pour elle. Elle évoque notamment son intervention dans les prisons pour des ateliers d’écriture.
Un très beau récit intime, un hommage à la littérature et à l’écriture qui peut aider peut-être des lecteurs dans leur propre cheminement intérieur.
J’ai noté de nombreux passages très beau et intéressants, des phrases à relire que vous trouverez ci-dessous.
Merci à Netgalley et Les Escales pour cette lecture
Incipit :
« C’est un livre que j’écrirai les cheveux détachés. Comme les pleureuses de l’Antiquité, comme Méduse et les pécheresses. Le geste avant les phrases : défaire le chignon qui blesse ma nuque, jeter l’élastique sur le bureau, et d’un mouvement net, libérer ma chevelure. Libérer est un mot important, je ne vous appends rien.
Nous devons tous nous libérer de quelque chose ou de quelqu’un. Nous croyons que c’est à tel amour, à tel souvenir, qu’il faut tourner le dos. Et le piège se referme. Car ce n’est pas à cet amour, à ce souvenir, qu’il convient de renoncer, mais au deuil lui-même. Faire le deuil du deuil nous tue avant de nous sauver – sans doute parce qu’abandonner notre chagrin nous coûte davantage que de nous y livrer.
Durant des mois, je me suis accrochée à mon chagrin. A mes lianes de chagrin. Il me semblait avoir tout perdu, repères, socle et horizon. Le feu lui-même m’avait lâchée : je ne savais plus écrire. »
« Cette petite a le goût des mots, disait-on de moi enfant. Aujourd’hui je sais que ce sont les mots qui ont le goût des humains. Ils nous dévorent. Ils nous rendent fous. »
« J’avais une amie, et je l’ai perdue deux fois. Ce que le cancer n’avait pas fait, le secret s’en chargerait. »
« Quelque chose en moi avait explosé. Une déflagration.
J’avais fixé avec étonnement deux formes rouges à mes pieds. C’étaient mes poumons. »
« Le chagrin est un pays de silence. On le croit à tort bruyant et démonstratif, mais c’est la joie qui s’époumone partout où elle passe. Le chagrin, le vrai, commence après les larmes. Le chagrin commence quand on ne sait plus pleurer. »
« Dans mes poumons s’est logée une pierre noire qui paralyse tout, le corps, l’esprit, l’énergie, le désir. Sidération minérale. Mais tout cela n’est rien, rien à côté de la peur de ne plus pouvoir écrire. »
« Admettre qu’on est prêt à revivre intégralement une histoire, avec sa beauté et ses cadavres, signifie qu’il reste quelque chose de l’amour plus étincelant que le mal. »
« Écrire le réel, c’est tourner autour du silence comme autour d’un brasier. C’est tenter quelque chose d’impossible : protéger l’autre en s’exposant soi. »
« Ce qu’il reste de l’amour plus étincelant que le mal, c’est notre part d’enfance, c’est ce noyau-là, cette grâce. Le petit garçon ou la petite fille qui regarde le monde avec appétit, les yeux écarquillés, sans se douter qu’un jour c’est précisément ce monde qui l’engloutira. »
« Perdre son père adolescente, c’est devenir romancière. C’est être obligée de tisser des histoires moins laides, moins tristes que le réel. C’est ne pas avoir d’autre choix que la fiction. C’est construire des images, des légendes, bâtir dans son cœur des citadelles de papier que la vie déchirera plus tard. C’est creuser de nouveaux sillons dans le cerveau si tendez, si vulnérable, pour le tromper un peu ; le rassurer. C’est laisser la place au rêve qui seul peut contrer l’absence. C’est parler une langue inconnue qui dormait au fond de soi. »
« Il y a de l’érotisme dans l’écriture, un érotisme naturel, onaniste. On cherche le mot juste, la caresse souveraine. Désirer est le mouvement subaquatique de l’écriture, c’est son anticipation et sa rétrospective – l’infini ressac du texte. »
« Mes émotions tissaient un linceul serré autour de mon passé. C’était un long adieu, pas une rupture nette. Oui, quelque chose en moi n’en finissait pas de se déchirer, sans me tuer pour autant. »
« La marche entraîne vraiment la pensée. Elle l’entraîne à tous les niveaux : en la conduisant, en la renforçant, mais aussi en lui faisant répéter des idées ou des souvenirs. A chaque kilomètre parcouru, j’ai l’impression de dénouer des boucles trop serrées ; es poumons s’élargissent, je relâche ma mémoire, y compris la plus douloureuse. »
« J’y vais parce que, comme Charlotte, je sais que les hommes, même lorsqu’ils commettent le pire, surtout lorsqu’ils commettent le pire, ne sont pas des animaux. J’y vais par ce que déshumaniser un peu plus ceux que les murs recracheront un jour est une folie organisée contre la société tout entière. J’y vais par ce que je crois que les mots peuvent nous transformer. J’y vais parce que ces hommes écrivent comme des écrivains. A nommer les choses, à nommer le monde, à nommer nos peurs et nos tristesses, à nommer nos colères, à nommer nos blessures, on devient acteur de sa vie. Ce passage-là à l’acte, contrairement à celui qui conduit dans des cellules de neuf mètres carrés, peut sauver ce qu’il reste de l’enfant en nous. »
« Suspendre n’est pas arrêter. Je sais aujourd’hui qu’il est possible d’écrire même lorsqu’on n’écrit pas. Que la matière dont se nourrissent les mots appartient au temps, qu’il faut accepter les périodes de jachère et chérir les grasses matinées. C’est le corps qui écrit ou refuse d’écrire. Il a ses raisons pour ça. Je lui fais confiance. »
« Écrire après ça est une forme de continuité. Je suis plus nue dans l’écriture que sur une scène en justaucorps, et que je vous plaise ou non ne me concerne pas, ne m’appartient pas ; cela, la danse me l’a appris. »
« Je planterai un poignard dans le livre pour tuer le passé. »
« La seule interrogation valable, c’est comment. Comment écrire. Comment aimer. Comment vivre. »
« Que désires-tu ?
Écrire est la réponse que je donne à une question qu’on ne me pose pas.
Mais ai-je encore besoin qu’on me pose la question ?
Répondre non, c’est m’affranchir des points d’interrogation et de leurs béquilles. C’est recommencer à danser. »
« Je me sais aimée. Mieux, je me sens capable d’aimer sans rien attendre en retour. Là aussi c’est anormalement beau, et doux. Le plus grand est là, dans le dépassement de la peur ; aimer, ne plus aimer, être aimée, ne plus être aimée, qu’importe, jusqu’à la mort les choses ne sont jamais figées, et même après elles ne le sont pas. Les jours épousent le mouvement de l’eau, sauf que la vie n’est pas de l’eau, plutôt un alcool bien fort. »
Un avis sur « Ce que nous désirons le plus / Caroline Laurent »