Les maisons vides / Laurine Thizy

J’ai hésité entre un « presque coup de cœur » et un « coup de cœur », car je deviens à chaque lecture plus exigeante pour sélectionner mes 5 coups de cœur pour le Prix Orange du Livre, mais à la rédaction de cette chronique mon cœur a penché assurément pour le coup de cœur. Peu importe, retenez surtout que c’est un premier roman remarquable, à ne pas manquer en cette rentrée littéraire d’hiver.

C’est l’histoire de Gabriella, bébé née prématurément de 3 mois, au caractère bien trempé, qui a les yeux verts de son arrière-grand-mère, María. On la voit grandir et on ne peut que s’attacher à cette jeune fille.

Ce roman fait surtout le portrait d’une adolescente qui garde un secret enfoui en elle. Ce secret veut sortir de son corps mais elle le contient. Elle excelle dans tout ce qu’elle entreprend. Elle a sauté deux classes et fait de la gymnastique en compétition. Ses entraînements lui ont conféré une résistance à la douleur et à l’effort, une volonté et une rigueur d’athlète. Gabrielle sait ce qu’elle veut. Elle impose avec insolence et aplomb ses choix à son entourage. Elle refuse par exemple d’aller à l’église pour la veillée de noël après le décès de María, chose inenvisageable dans cette famille catholique pratiquante, sous le regard envieux de ses cousines.

Oui, d’ailleurs j’ai oublié de vous parler du début du roman. Il commence avec le décès de María quand Gabrielle a 13 ans. Les premières pages racontent l’enterrement, la période de deuil, le fait de vider la maison des effets personnels de María.

Gabrielle a gardé de sa naissance prématurée de l’asthme. Lors des entraînements elle se met à tousser beaucoup. Jacquie, son entraîneur, refuse de la reprendre tant qu’elle n’aura pas soigné cette toux. Gabrielle dit au médecin qu’elle crache des araignées et il conclut que « c’est dans sa tête ». Pour sa mère, il est hors de question que sa fille soit folle, elle se signe et oublie la lettre de recommandation du pédiatre.

Il est aussi beaucoup question de la famille, notamment des liens que Gabrielle entretenait avec María. D’ailleurs on voit de qui tient Gabrielle. María est une femme forte qui impose sa volonté à ses enfants et sa belle-fille, mais elle n’est qu’amour et tendresse pour sa Gabrielita.

Vous trouverez aussi des passages sur la vieillesse, sur le fait de devenir dépendant. Dans les campagnes et dans cette famille catholique, on ne met pas les personnes âgées en maison de retraite. On s’occupe d’eux, même si cela est difficile et qu’on ne le souhaite pas. C’est un devoir.

Le roman alterne entre passé et présent pour disséminer les indices. On suit avec angoisse, comme ses parents, les premières semaines de Gabriella en couveuse. Il y a aussi de courts chapitres dans un hôpital avec des clowns rendant visite à des enfants. Toutes les pièces du puzzle finissent par se mettre en place à la toute fin du roman, où le lecteur comprend qui est le narrateur. Mais je ne vous en dis pas plus ! En tout cas je n’avais pas découvert le secret de Gabriella avant que l’autrice ne le révèle. Et je vous laisse découvrir le personnage de Raphaël. Bref je pourrais vous parler encore des heures de ce livre, mais le mieux est encore de le lire !

J’ai beaucoup aimé ce roman à l’écriture sensible. Une autrice que je suivrai avec plaisir dans ses prochains écrits.

Comme d’habitude, vous trouverez ci-dessous quelques extraits que j’ai particulièrement aimés !

[Edit du 11/05/22] Ce roman a eu le Prix Régine Deforges et le Prix du Roman Marie Claire 2022.

Note : 5 sur 5.

Incipit :

« Par une nuit aux étoiles claires, Gabrielle court à travers champs. Elle court, je crois, sans penser ni faiblir, court vers la ferme, la chambre, le lit, s’élance minuscule dans un labyrinthe de maïs, poussée par le besoin soudain de voir, d’être sûre. »

« Il est minuit passé. Gabrielle a treize ans et elle vient de perdre le sommeil. »

« Elle vient de découvrir la mort, elle l’a tenue entre ses mains, s’y est brûlé les paumes, mais Gabrielle pas un instant ne croit en autre chose que sa propre éternité. »

« La stèle a été gravée au nom de la María. Entre parenthèses, deux dates : celles de la naissance en Espagne quatre-vingt-treize ans plus tôt, et la date d’avant-hier. Gabrielle reste debout sous la pluie, avant d’oser s’asseoir.

Nous y sommes : ma Gabrielle aux mains brûlées, penchée au-dessus d’une dépouille, ma Gabrielle de marbre, assise sur une tombe. Le front appuyé contre la stèle, Gabrielle comprend que, chaque soir, il lui faudra revenir. »

« Quand Suzanne retrouve une sorte d’équilibre des fluides, l’hôpital lui autorise la sortie – pour Gabrielle, il faut attendre. La mère réintègre son domaine, maison étrangère, maison silencieuse qui lui rappelle son ventre vide et cette enfant qui se débat, ailleurs. Elle s’empresse de fuir. Débutent alors les allers-retours quotidiens sur la route de l’hôpital. Le temps que dure l’hospitalisation de Gabrielle, Peyo, puis Suzanne avec lui, observent les maïs pousser.

Au moment de l’accouchement, les semis s’élèvent de quelques centimètres ; à la sortie de la pédiatrie, trois mois plus tard, les plants d’un vert ciré, avec leur fleur mâle dressée comme une plume d’Apache, auront atteint un mètre soixante et seront prêts à être castrés. Entretemps, les parents apprennent par cœur le trajet vers le sud, ils constatent chaque jour davantage la fonte des neiges et l’avancée du printemps. Parfois, lorsque le ciel est voilé, les montagnes paraissent s’évanouir. D’autres jours, elles se détachent du ciel, scintillantes, si nettement qu’on les croirait accessibles à pied.

Suzanne en devient superstitieuse. Maintenant, elle fait des paris sur l’état de santé de Gabrielle selon la netteté de l’horizon. Montagnes invisibles : Gabrielle a des difficultés respiratoires. Ciel dégagé, montagnes claires : Gabrielle a un problème de température. Maigres nuages accrochés aux sommets : Gabrielle a des soucis cardiaques.

Car Gabrielle – ma Gabrielle sauvage et bagarreuse, fine comme un bébé sirène – n’est pas encore sauvée. Elle court le risque d’être aveugle, ou stupide. Elle se bat pour respirer, elle se bat pour manger, elle se bat pour grandir.

 

Je crois que le rapport à la douleur de Gabrielle se forge là, dans ces premiers jours où elle s’emploie à vivre avec son corps en avance. Pas complètement mûre pour la vie à l’air libre, Gabrielle apprend en urgence à oublier les eaux placentaires ; elle découvre la résistance sans en avoir les armes. Je me demande quel genre d’entêtement, quelle sorte d’effronterie on acquiert en commençant ainsi à vivre. »

« La Jacquie des grands principes, celle qui lui a relevé le menton en appuyant de tout son poids pour allonger son écart, la Jacquie des oui-ça-fait-mal-mais-tu-peux-le-faire, des fais-comme-si-c’était-facile, des ce-qui-se-passe-à-la-maison-reste-à-la-maison-et-ce-qui-se-passe-à-l’entraînement-reste-à-l’entraînement, son entraîneur chérie et intransigeante, la Jacquie de toujours la somme désormais d’exprimer sa souffrance. Pire, de vouloir la résoudre. C’est inconcevable.

Gabrielle a l’âge où l’on ignore les frontières de soi. Elle croit encore, et pour plusieurs années, qu’il suffit d’un effort de volonté pour être indestructible. »

« L’arrêt brutal de la GRS provoque chez Gabrielle adolescente des transformations physiques aussi rapides que profondes. Dans les mois qui suivent son exclusion, son corps d’enfant gymnaste amorce une métamorphose spectaculaire, et soudain bourgeonne, fleurit, se déploie dans des spires de chair nouvelles. […]

Cette puberté soudaine a aussi pour effet de contenir les bêtes sombres de ses poumons – provisoirement, du moins. Alors que Gabrielle, comme l’avait annoncé la cousine Lisa, saigne pour la première fois, les araignées semblent se terrer au fond d’elle, et tisser en silence leur cocon de soie contre son cœur. »

« Dans cette famille où la religion est, comme la lessive ou le repassage, une habitude domestique des femmes, Gabrielle trace son chemin vers la Vierge. Elle se signe sans jamais se tromper, de la main droite, effleure le front – le Père –, son sternum – le Fils, – l’épaule gauche puis l’épaule droite – le Saint-Esprit. »

« Gabrielle est un soleil maigre. Elle ignore ce qui grouille dans sa gorge et toujours revendique une joie de vivre inaliénable. »

4 commentaires sur « Les maisons vides / Laurine Thizy »

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