Bel abîme / Yamen Manai

Yamen Manai à travers un jeune homme de 15 ans, nous montre un visage de Tunis peu enviable, une bien triste réalité. Il faut dire que le père, docteur en civilisation arabo-musulmane, se soucie peu de ses enfants. C’est la mère qui pourvoit aux besoins de la famille. Entre les brimades à l’école et les coups du père sous les yeux de la mère qui ne dit rien, il se réfugie alors dans les livres. Jusqu’au jour où il trouve un chiot et décide de s’en occuper. Malgré le désaccord de ses parents, à qui il tiendra tête, il vivra trois merveilleuses années avec Bella. Cette chienne lui apportera tout l’amour et la confiance qui lui avaient manqués jusque-là pour se construire et grandir. Et puis un jour son père lui donne de l’argent pour aller au cinéma. Il ne lui a jamais rien offert. Il se méfie et finit par accepter et réalise un de ses rêves. Mais à son retour il déchante vite et comprend que son père lui a joué un mauvais tour. Bella n’est plus là. Il part à sa recherche mais c’est déjà trop tard. La colère et la folie s’empare de lui.

Le roman est constitué des conversations avec son avocat commis d’office et le psychiatre chargé d’évaluer son état mental. Il n’a pas sa langue dans sa poche. Avec une sacrée répartie et intelligence, il répond à leurs questions et leur raconte comment il en est venu à tirer sur son père puis sur d’autres personnes, tous coupables. Il parle de la violence qui régit son pays, du manque d’avenir pour les jeunes, de la place des femmes dans la société.

En 110 pages, il raconte son amour pour sa chienne Bella et sa haine pour les hommes politiques notamment. Les agents municipaux sont chargés de tuer à coups de fusils, dans les rues, la nuit, les chiens errants « pour que la rage ne se propage pas dans le peuple ».

Un court roman percutant, qui n’est pas sans rappeler le livre d’Émilienne Malfatto, « Que sur toi se lamente le Tigre », également paru chez Elyzad. Chaque phrase claque. Chaque mot est essentiel. J’ai eu un gros coup de cœur pour ce roman puissant qui m’a totalement chavirée.

Dans ma PAL se trouve « L’Amas ardent », le précédent roman de Yamen Manai, qui a reçu de nombreux prix en 2017. L’avez-vous lu ?

[Edit du 15/06/2022] Ce roman a reçu le Prix Orange du Livre Afrique 2022 !

Note : 5 sur 5.

Incipit :

« Maître Bakouche ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l’ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître. Vous pouvez vous brosser, je ne le dirai pas, je ne suis pas votre chien. Monsieur, c’est tout ce que je vous dois, et encore, c’est parce que je ne vous connais pas. Peut-être en vous connaissant mieux, je finirai par vous appeler l’enculé.

Que je me calme ? Détrompez-vous. Calme, je le suis. Ne croyez pas, à cause de ma gueule retournée, que je suis échaudé pour autant. Vous êtes là pour m’aider ? Permettez-moi d’en douter. Vous ne me connaissez ni d’Eve ni d’Adam, et vous voulez m’aider ? Les êtres les plus proches m’ont toujours enfoncé, alors comprenez bien que j’ai du mal à croire à la main tendue d’un inconnu. »

« Mon avenir était déjà condamné bien avant tout ça. Pourquoi ? Parce que je suis né ici, dans ce pays, parmi ces gens, parmi vous. Comment expliquer alors que trente jeunes du quartier se sont jetés dans la mer s’ils avaient un avenir ici ? »

« Je n’ai pas tiré ces balles au nom d’Allah mais au nom de Bella. Les islamistes, je ne peux pas les encadrer, ce sont des enculés comme les autres. Ils disent que les chiens sont impurs et que les femmes doivent rester à la maison à s’occuper des mioches. Mais moi je sais que les chiens sont purs et que sans le travail de ma mère, on aurait crevé la dalle. Ce n’est pas mon père qui allait nous mettre quoi que ce soit dans le bec. Non, je ne suis pas islamiste. Je suis juste musulman. Enfin je crois. Des fois je prie, et d’autres pas. L’envie de parler au bon Dieu, c’est comme l’envie de parler aux gens, ça va, ça vient. »

« Quel âge j’ai ? Quinze ans. Cela vous étonne ? à me voir et à m’entendre parler, je fais plus ? ça, c’est indépendant de ma volonté, je ne l’ai pas choisi, pas plus que dans son arbre, un fruit choisit d’être ou non irrigué par le soleil. C’est la vie qui a décidé pour moi et je peux vous dire qu’à l’intérieur, je me sens vieux de mille ans.

Oui, je suis de la banlieue sud de Tunis. La banlieue populaire ? Vous êtes gentil, populaire c’est pas vraiment le mot, pourrie conviendrait mieux. »

« Ok, lire ne rend pas immortel, je vous l’accorde, mais ça rend moins con, et ça, c’est déjà beaucoup. »

« Dans le quartier, je n’étais pas le seul gamin à prendre des baffes. Sous mes yeux, les profs en ont humilié et tapé des centaines. Gifles, coups de bâton, coups de pied, mots qui cognent, phrases qui blessent. Tous, du primaire au lycée, et les exceptions, je vous le jure, je les compte sur les doigts d’une main. Vous savez, les profs ne tombent pas du ciel, ils ne sont pas déposés à nos portes par des cigognes, c’est une production locale, marquée comme tout le monde par le sceau de la violence. »

« La vérité c’est qu’on ne mérite pas d’avoir des animaux dans ce pays, même pas des chiens, même pas des mouches. On devrait rester entre nous, entre monstres. »

« La vérité, c’est qu’on ne mérite pas une si belle nature. La vérité, c’est qu’on ne mérite pas un si beau pays. »

« Tu l’aimes ce chien ? Plus que les gens. Prends-en soin alors, Allah aime ceux qui prennent soin de Ses créatures. Passez donc voir mes darons, et les autres darons du quartier, et même les profs. Dites-leur ça. Rappelez-leur que les enfants aussi sont des créatures d’Allah. »

« Je n’ai jamais reproché à mon père d’être un pauvre fils de pauvre, mais je lui en veux d’être un pauvre de cœur, de ne pas avoir compris où était la vraie richesse. Être bon pour sa famille est plus important que la façade qu’on construit pour les autres et pour laquelle son propre sang subit la négligence, le désamour et la rancune. »

« Avez-vous déjà vu des hommes courir pour leur vie, docteur Latrache ? Ben les chiens, c’est pareil, sauf que ça se passe à quatre pattes. Dans leurs yeux se lit la même peur, le même effroi. Ils ont le regard de celui qui ne comprend pas pourquoi il n’y a plus dans cette putain d’immensité un minuscule bout de terre pour exister. Au nom de quoi doit-on lui ôter la vie ? »

« Ma peine, celle au fond de mon cœur, ne sera jamais allégée. Mais tant qu’il y a des souvenirs et tant qu’il y aura des livres, je ferai mieux que survivre. Vous savez, la tête, c’est une cheminée, la vie un long hiver et les souvenirs et les livres, des morceaux de bois. En trois ans avec Bella, j’ai glané de quoi faire du feu. Mais par Dieu, dites-leur de m’enfermer avec des livres. Promettez-moi des livres, du bois sacré pour les nuits de solstice. Dites-leur de ne pas s’en faire, que cette requête ne ruinera personne. Dans ce monde de façades, ce qu’il y a de plus précieux est ce qui coûte le moins. Un livre, une étreinte, et l’amour, l’amour, ne serait-ce que celui d’un chien. »

4 commentaires sur « Bel abîme / Yamen Manai »

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