Sauvage / Julia Kerninon

Julia Kerninon nous offre encore un magnifique portrait de femme, celui d’Ottavia Selvaggio. On fait sa connaissance à l’âge de 15 ans. Elle nous plonge dans l’Italie et dans la cuisine du restaurant de son père, puis de son compagnon Cassio, puis du sien qu’elle a nommé Bensch, du nom de son mari. Elle a 3 enfants en bas âge qu’elle voit très peu car elle est toujours dans son restaurant. Son travail est sa vie. Elle peut être impulsive et imprévisible, une belle héroïne passionnée en somme !

Elle raconte son enfance, sa relation à son père, à sa mère et aux hommes en général. Une femme libre, dure et qui sait ce qu’elle veut, jusqu’au jour où un ancien amant refait surface et la trouble. Est-ce du désir ? de l’amour ?

Elle arrive à un moment charnière de sa vie, 40 ans. Elle se met à douter, à se poser beaucoup de questions et finalement comprend qu’elle a besoin de s’isoler pour réfléchir à sa vie.

Un roman féministe où les rôles sont inversés, qui montre la complexité d’être une femme et de trouver un équilibre entre les différents rôles à jouer. J’aime toujours autant l’écriture de Julia Kerninon, puissante et romanesque. J’ai ressenti les nombreuses émotions des personnages, la chaleur et les odeurs de la cuisine. Elle fait partie des écrivains dont j’achète les yeux fermés leur nouveau livre (roman ou essai). Encore un excellent moment de lecture. Bien évidemment ce roman vous donnera faim puisqu’il se déroule souvent dans un restaurant. C’est d’ailleurs une recommandation VLEEL sur la cuisine qui m’a soufflée cette lecture gourmande pour valider le challenge d’hiver VLEEL, bingo !

Note : 4.5 sur 5.

Incipit :
« C’est le matin à Rome. Quelques heures plus tôt, je me suis réveillée à côté de Bensch, il m’a embrassée, et puis les voix cristallines des enfants se sont élevées dans les chambres, le jour s’est ouvert. »

« Quand j’ai commencé à vouloir cuisiner sérieusement, j’ai découvert ce qu’au fond je savais depuis le début : je ne pourrais pas faire la cuisine de ma mère par ce que ma mère n’avait jamais fait la cuisine. La cuisine de ma mère n’était pas une assiette, ce n’était pas un plat, pour ma mère la cuisine désignait peut-être d’abord la pièce dans laquelle elle déployait son théâtre de rébellion. Bien sûr, j’ai souvent eu l’impression de la trahir en marchant dans les pas de mon père, parce que je savais qu’elle estimait que je pactisai avec l’ennemi en suivant sa voie. Je ne pouvais pas faire sa cuisine à lui non plus, et alors au bout d’un moment j’avais compris où je voulais en venir. Je ne voulais pas faire des plats de mon enfance, mais des plats qui la racontent. Je voulais mettre dans ma cuisine la révolte empêchée de ma mère, sa mauvaise grâce pleine de superbe, ses abdications, ses fureurs, ses yeux bleu-noir comme des raisins secs le soir, ses regrets cuisants. Il me faudrait des années pour y parvenir, mais je voulais inventer des plats qui parleraient des centaines de livres lus par provocation, les pieds sur la table devant les assiettes vides, les mille ruses, je voulais donner à voir le refus de servir, superbe, tempétueux, des femmes de ma famille, le refus catégorique de se livrer totalement à qui que ce soit. »

« – Vous ne m’avez jamais dit ça.
– Tu ne nous as jamais demandé. Les enfants posent rarement les bonnes questions à leurs parents, j’imagine. Ils ne pensent jamais à leur demander comment ils sont arrivés là, ce qu’ils ont fait pour se retrouver dans cet état. Vous nous prenez pour acquis. Vous vous comportez comme si nous étions inépuisables, pourtant nous ne le sommes pas. »

« Nous refaisions du café. A la radio, Andrea de Simone chantait Immensità, nous écossions des petits pois et j’égrenais pour ma mère mes dernières trouvailles culino-littéraires, littéraro-culinaires. Le cœur de Thomas Hardy stocké dans une boîte à biscuits le temps que sa seconde épouse s’accorde avec le notaire. Le cadavre de Tchekhov rapatrié en Sainte Russie dans un wagon à huîtres à cause de la chaleur. Les biscuits au lard et au sirop chez les Faulkner, les huîtres, le poisson grillé, les haricots en boîte chez Hemingway. La tarte aux cerises que prépare une adolescente quelques heures avant d’être assassinée avec toute sa famille, chez Truman Capote. Les escargots dans Le Baron perché de Calvino. Avec audace, j’avais dit à ma mère que même Gertrude Stein faisait la cuisine, après tout. C’était Alice B. Toklas qui faisait la cuisine, avait répondu ma mère gravement, et tu le sais aussi bien que moi. – Marguerite Duras a écrit un livre de recettes, j’avais rétorqué. Et Virginia Woolf faisait des tartes. – Peut-être, avait admis ma mère en me regardant dans les yeux, mais à ma connaissance, ce n’est pas pour ça qu’on se souvient d’elles. »

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