Deux grands hommes et demi / Diadié Dembélé

Manthia raconte son histoire à un interprète. Il commence son récit par sa famille, son village au Mali. On sent le poids des traditions familiales. Il ne peut faire ses propres choix, obligé de subir la colère de son père et de travailler dans les champs. Mais quand une invasion de criquets détruit la récolte, Manthia doit partir à la ville, à Bamako pour travailler et nourrir sa famille. Mais là encore, il ne décide de rien. C’est son oncle qui organise tout. Il ne dispose pas de son salaire qui va directement à ses parents. Son ami d’enfance, Toko, le rejoint. Ils ne se quittent plus à partir de ce moment-là.

En 1991, des troubles politiques et sociaux obligent Manthia à partir plus loin pour gagner sa vie. Son oncle prépare son départ, les papiers, le billet d’avion. Avec un visa de touriste, il arrive à Paris chez un membre de sa famille, Samba, le fils de son oncle. Il vit dans un foyer avec d’autres africains sans-papiers. Il effectue des missions d’intérim sur des chantiers. Là aussi son salaire ne lui est pas versé directement mais sur le compte de Samba qui ne lui reverse qu’une petite partie, le reste servant à rembourser son oncle, payer sa place dans le foyer, etc. Manthia attend désespérément une réponse à son dossier de régularisation pour sa situation en France. Contrairement à Toko, il s’impatiente, se rebelle. Il veut être libre, s’intégrer en suivant des cours de français.

A qui Manthia raconte-t-il sa vie et dans quel but ? On le découvre au fur et à mesure de la lecture du roman. L’amitié entre les deux jeunes Maliens n’est pas toujours simple mais révèle finalement une belle fraternité et solidarité. Le courage et la détermination animent ces deux jeunes hommes, l’espoir aussi.

Ce roman retrace l’histoire des sans-papiers occupant l’église Saint-Bernard à Paris en 1996. Événement qu’on a ensuite nommé « mouvement des sans-papiers ». On ne peut qu’être touché par le récit de Manthia, dont la vie reflète certainement des témoignages entendus par l’auteur.

J’aurais aimé encore rester un peu avec Manthia et savoir ce qu’il advient après ce douloureux exil. C’est bien là le signe d’un personnage attachant. J’avais beaucoup aimé la langue et l’écriture du premier roman de Diadié Dembélé. Je retrouve avec plaisir sa plume dans ce second roman. J’ai eu l’impression par moment d’entendre un griot me raconter une histoire. Il y a de nombreuses expressions africaines. La langue maniée par l’auteur est belle et vivante. Un roman malheureusement toujours d’actualité, 20 après les faits décrits.

Note : 4 sur 5.

Incipit :
« Entre le massif de l’Assaba et le fleuve Sénégal, on ne dit pas un mot de l’aventure vers l’inconnu. Rien ! Pas un son articulé, ni un bruit ayant la forme d’une syllabe, d’un cri, d’un soupir ou d’une respiration bruyante. Chut ! Ne faites pas fuir la bravoure dans le cœur des jeunes garçons endormis. Mettez des mains fières devant vos bouches ensanglantées. Enfouissez vos visages disgracieux dans la terre. Cachez-vous derrière la maison de votre père, et ne revenez pas avant d’avoir camouflé l’excrément de lâcheté qui a giclé sur votre honneur, dès que votre bouche a souhaité dire la vérité. Un homme ne se plaint pas. »

« C’est à ce moment que je réalise l’ampleur de la chose, des gens attendent le changement. Mais pas moi. »

« Je ne regrette pas non plus les longues assemblées et réunions en tout genre auxquelles je participe avec les autres « gars », qui viennent bousculer mes certitudes de la géronto-aristocratie injuste dans laquelle on naît, attaché à une famille incluse elle-même dans une caste alliée à une autre caste au sein d’une ethnie endogamique qui ne laisse aucune place à l’individualité. Ces certitudes bousculées avaient conduit à une certaine dose de passivité de ma part, dans la mesure où j’ai toujours tout accepté sans presque broncher, puisqu’aucun élément de comparaison n’existait là d’où je venais, et que les rôles semblaient immuables. Je trouve enfin quelqu’un qui met des mots sur les sentiments trop longtemps refoulés. J’apprends que l’homme se constitue par lui-même, égal aux autres, indépendamment de son lieu de naissance, de sa couleur de peau, de sa religion ou d’une quelconque conviction politique, qu’il doit continuellement se battre pour faire respecter ses droits, quel que soit l’adversaire en face.
Et surtout, je ne regrette pas les manifestations auxquelles il me fait participer, parfois contre mon gré. C’est ainsi, une forme de résilience habite chaque homme privé d’identité, homme disparu dans les fins fonds des lois injustes. Parfois, j’y vais de mon plein gré, chargé de l’énergie qu’il m’insuffle, et me sors de mon marasme avec la seule phrase : « Nous pas bouger ! » »

« Le vingt-trois août mille neuf cent quatre-vingt-seize est le jour fatidique, mais ça vous le savez déjà. C’est le jour où le cœur des hommes s’est fendu comme une pastèque devant notre détresse, nos pieds et mains liés et offerts en sacrifice à l’ambition politique d’être vénaux. »

« Regardez-nous ! Nous sommes pleins de vos regrets furieusement avalés, puons le parfum de votre mépris entièrement assumé ! Dans vos sommeils, les bras invisibles qui récurent vos toilettes, passent l’aspirateur dans vos bureaux, torchent vos grands-mères avec notre langue métissée. Une rumeur. Un voile noir. Silence. »

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