Un été chez Jida / Lolita Sene

Esther passe ses vacances chez sa grand-mère, Jida. Elle est d’origine kabyle et dans sa maison, en été, on y trouve toute la famille, une vingtaine de cousins-cousines, une quinzaine d’oncles et de tantes. Ils peuvent atteindre le nombre de 40.

Il lui arrive de dormir parfois avec sa grand-mère. Le soir, elle lui raconte des histoires en kabyle qui lui font peur. Il y a aussi son oncle Ziri, le fils préféré de sa grand-mère, celui à qui on pardonne tout, le petit roi.

On découvre le passé de ses grands-parents, exilés, arrivés dans un camp de harkis en France. Esther est issue d’une double culture, kabyle par sa mère et française par son père.

Elle raconte son enfance, sa famille, ses relations compliquées avec sa mère et dévoile peu à peu son secret. Les non-dits, les silences, l’héritage familial, les traditions patriarcales, beaucoup de choses pèsent sur Esther. Elle se demande si elle transmettra à son tour la violence qu’elle a subie au sein de sa famille.

Ce livre est le cri d’une jeune femme qui n’est pas écoutée par sa famille. Un premier roman qui peut être bouleversant pour les lecteurs sensibles. Une histoire sombre qui finit tout de même par une lueur d’espoir.

Merci à Netgalley et Le Cherche Midi pour cette lecture

Note : 3.5 sur 5.

Incipit :
« Elle n’a pas de nom, pas de date de naissance, pas de nationalité. Je l’appelle Jida, ou mamie, le plus souvent elle. Jida a deux grosses dents en or, canines saillantes qui lui donnent ce sourire si particulier, à la fois mystique et carnassier. Jida a le nez aplati, des yeux noirs profond, en amande. Elle s’habille de robes traditionnelles blanches, aux encolures dorées, aux motifs en zigzag rouge jaune ou bleu vert. Dans ses cheveux, elle nous un foulard multicolore aussi, pour faire semblant d’être docile. Des mèches grises s’échappent sur les côtés quand son foulard glisse et plusieurs fois par jour aussi, elle fait sa prière sur un petit tapis qu’elle déroule de sous son lit. Elle psalmodie face au mur du salon ou près de sa coiffeuse. Je n’entends presque rien, c’est un long murmure de mots avalés dans une autre langue. Dieu doit avoir l’ouïe fine. »

« Il y a un autre rituel, les petits-enfants dorment tour à tour avec Jida. Quand le mien vient, je fais semblant d’être honorée par sa demande. Au fond, je déteste cette chambre et tout ce cérémonial. L’odeur de vieille personne qui empeste jusque sur les draps, aigre et forte. »

« On est en France, mais chez elle, c’est la Kabylie. »

« Les enfants sont indisciplinés, on vit en culotte, on se couche tard, on ne se lave jamais les dents. On nous reprend très peu sur notre façon de nous tenir, de parler. Les adultes n’ont pas de temps pour nous. Quand je suis ici, il n’y a plus de limite, plus d’obligation, plus de règles comme à la maison. Une vingtaine de cousins et cousines, une quinzaine d’oncles et tantes, plus d’autres encore issus de germains, on forme une famille de quarante personnes. Un village entier. Une armée. »

« Souvent on se bagarre, on se tire les cheveux. Un cousin me crache au visage, sans raison. Le choc me glace sur place. Lui ricane, personne n’a vu son geste. J’essuie la salive avec mon bras avant de le frotter sur l’herbe. Ma mère m’expliquera que c’est à cause de mes origines à moitié françaises, qu’on est jaloux de moi, de mon père blond, de notre chance de vivre dans une grande maison. Il y a des cousines que j’aime, d’autres que je déteste, des cousins que j’aime, d’autres que je déteste. On ignore pourquoi on ne se supporte pas, pourquoi on a tant besoin de se montrer agressifs, de se faire mal. Mais on sait que les adultes nous montent les uns contre les autres, hypocritement, en se référant à des histoires anciennes dont ils ont gardé de l’amertume. »

« Dans le salon, la télévision reste bloquée sur la chaîne Al Jazeera, il suffit des chants et des intonations pour rappeler nos racines. Mais surtout il faut du bruit. On parle fort, on demande en criant, on rit en hurlant, on pleure en se roulant par terre. Excepté Jida qui ne prononce pas un mot, qui parle souvent en chuchotant. Il paraît que c’est à cause de la barrière de la langue. Pour moi, elle comprend tout et ordonne tout depuis son silence. Elle s’exprime avec ses yeux noirs et tranchants qu’elle pose sur nous quand on se dispute ou quand on l’interroge. Elle terrorise en un seul soupir. Au centre de son petit salon, sur un fauteuil beige, elle se tient assise, l’air réticent, les yeux braqués sur son poste télé, et elle tapote ses genoux de ses doigts sertis de pierres semi-précieuses, récite une prière, observe de loin – elle sait, elle voit, elle enregistre. »

« D’habitude on ne l’évoque plus. Jida est devenue le sujet tabou, la famille entière est devenue un sujet tabou. »

« Je n’ai jamais pris sa main pour la serrer d’amour. Je n’ai jamais eu ce regard complice. Mon enfance a installé une distance trop profonde entre nous deux, qu’on ne pourra plus dépasser. Chaque fois qu’on se voit, c’est un torrent d’émotions silencieuses qui nous laisse toutes les deux épuisées. »

« Je nais une année d’hiver sibérique et d’été caniculaire. Leïla s’absente souvent – l’instinct maternel ne s’achète pas sur les étals d’un supermarché. »

« Ma mère se plaint mais elle n’agit pas. Elle répète combien elle ne supporte plus sa famille, et pourtant elle téléphone à Jida et ses sœurs chaque semaine, pendant des heures, bavarde dans un mélange de français et de kabyle, s’en donne à cœur joie, et même parfois, elle rit. Et d’aussi longtemps que je me souvienne, il n’existe pas une année sans que tout le monde se retrouve. On ne perd pas une occasion de partager le couscous, embrasser Jida, lui montrer du respect. »

« Ma cousine Sofia porte la tristesse dans ses yeux. Elle ne sourit jamais, rit encore moins. Quand elle s’exprime, c’est toujours en chuchotant. On se parle peu parce que nos mères ne s’apprécient pas. C’est comme ça dans notre famille, il y a des fissures de tous les côtés, des bouderies sans raison apparente, des secrets qui datent d’un autre temps et que personne ne révèle. »

« Il devient mon secret – pour survivre, il me faut d’autres secrets. »

« Il faut se méfier des sourires des enfants trop sages. »

« Ici, on ferme les yeux et on murmure Maktoub en levant les mains au ciel. »

« On oublie qu’on a survécu plus que vécu. »

« Le camp de Saint-Maurice-l’Ardoise, c’est des milliers de harkis prisonniers, sans droit ni dignité, le temps que l’État décide de ce qu’on devait faire. »

« Je prie pour que la violence de ma famille ne subsiste pas dans nos corps pour que tu n’en hérites pas. Je prie pour que la perversion ne se transmette pas de génération en génération, pour qu’elle t’épargne. »

6 commentaires sur « Un été chez Jida / Lolita Sene »

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