De Pitchik à Pitchouk / Jean-Claude Grumberg

J’avais adoré « La plus précieuse des marchandises ». Jean-Claude Grumberg revient avec un nouveau « conte pour vieux enfants ». Je n’ai pas hésité une seconde avant de l’acheter à la librairie.

J’ai trouvé ce conte nettement moins bon que le précédent. Il peut surtout perdre son lecteur car le récit n’est pas toujours cohérent, compréhensible. Il est fait de métaphores. Tel le personnage principal, atteinte d’une maladie de type Alzheimer, l’histoire fait des bonds dans tous les sens. C’est parfois confus. Bref, il faut accepter de se perdre pour retrouver le fil un peu plus loin.

L’auteur y parle d’amour, de mémoire, de pogrom, de déportation et de camps de concentration, de Juifs, du deuil, de la solitude, de la vieillesse.

L’histoire commence avec une vieille femme qui se retrouve coincée dans sa cheminée et bloque le Père Noël venu apporter un cadeau. Elle égrène de tendres souvenirs de son défunt mari, Isidore, surnommé Isy.

Puis une jeune fille interpelle l’auteur et lui dit que son roman n’est pas cohérent, sorte de roman dans le roman. Le ton est espiègle mais la conclusion est cinglante : « Ce sont tous ces noms gravés sur tant de pierres et de murs qui nous empêchèrent, madame Rosenberg et moi, de croire tout à fait au père Noël et à la cohérence. »

Un livre très vite lu et qui ne restera pas gravé dans ma mémoire comme « La plus précieuse des marchandises ». Ce qui n’empêche pas de penser à tous ces noms gravés et de ne pas les oublier, c’est là le message essentiel de l’auteur.

Note : 3 sur 5.

Incipit :
« A Noël dernier, mes enfants, ils sont presque tous déjà grands-parents, sont passés me faire un coucou avant de rejoindre leurs propres enfants qui donnaient une fête je ne sais plus où. Moi, je n’ai pas eu le cœur de me joindre à eux. Ils ne me l’ont du reste pas proposé. Je me suis retrouvée seule chez moi. Ne sachant pas quoi faire, j’ai décidé de regarder la télé, mais je n’y ai rien trouvé d’intéressant, pardon, rien qui m’intéresse. Depuis quelque temps je ne trouve rien d’intéressant, ni à la télé, ni ailleurs d’ailleurs. Bon, c’est comme ça, dit-on, quand on vieillit trop. »

« Les étoiles ont disparu du ciel, elles sont toutes venues mourir sur nos poitrines. »

« Par contre je sais où, mais pas quand, j’ai découvert son numéro, ton numéro Isy… C’était en sortant d’un petit bal sur les bords de Marne. Il faisait si beau, si chaud qu’on s’est assis dans l’herbe au soleil et tu as remonté les manches de ta chemise. Et c’est là que pour la première fois mon cœur s’est serré fort, si fort, si fort, en découvrant ton numéro. Bien après j’ai réussi à poser le bout de mes doigts dessus, très doucement, et à le caresser, comme pour tenter d’absorber toute sa peine, toute sa douleur. Oui, peu à peu, j’ai même pu caresser de toute ma main ton avant-bras tout entier.
Tu ne m’en as jamais parlé précisément, tu n’as jamais rien voulu m’en dire. Tu disais aux gosses quand ils t’interrogeaient : « C’est le numéro de ma poule. Chut ! Rose ne doit pas le savoir. » Et tu restais, un doigt sur tes lèvres, en leur clignant de l’œil. »

« Là je me suis dit : Peut-être bien qu’il y a quelque chose qui existe vraiment là-haut. Quoi ? Qui ? J’en sais rien. Le père Noël, lui, n’existe pas, mais on ne peut pas lui en vouloir, il est si gentil avec les enfants. Par contre Dieu, votre bon Dieu, on peut, on doit lui en vouloir. Non pas de ne pas exister, c’est pas sa faute, mais d’être devenu un dieu méchant, oui méchant. Car non seulement il n’existe pas, mais en plus il ne peut plus nous blairer. Le fait qu’il n’existe pas, ou qu’il n’a jamais existé, ne saurait être en aucun cas une excuse à mes yeux. »

« Bon, où j’en étais ? C’est ça la vieillesse, on commence une phrase, puis on enchaîne sur une autre et on se retrouve égaré, comme moi dans mon trois pièces cuisine. »

« – Mademoiselle – le plus poliment possible et dans un yiddish impeccable –, mademoiselle, vous n’auriez pas envie d’échanger quelques mots de yiddish ?
Zina, comme piquée par une guêpe, se crispa d’un air offusqué, puis se retourna vers Baruch et lui demanda, brutalement et en yiddish :
– Et comment vous savez que je parle yiddish ?
– Mademoiselle, avec les yeux que vous avez, le sourire que vous offrez au monde, le visage que vos parents vous ont donné, si vous ne parliez pas yiddish, ce serait le plus grand des plus grands scandales sur terre !
Elle rougit, puis sourit, et lui dit :
– De quoi pouvons-nous parler ?
– Eh bien, je ne sais pas, de nous, de vous. Parlez-moi de vous, vous venez d’où ?
– De Pitchik.
– Non ? De Pitchik ! Moi je viens de Pitchouk !
Et alors ce fut comme s’ils s’étaient tombés dans les bras, comme s’ils se retrouvaient après une longue absence, une longue séparation, comme s’ils étaient de retour tous deux là-bas. Il faut dire que Pitchik n’est pas très loin de Pitchouk et que Pitchouk est très près de Pitchik. Enfin ça dépend. Si vous partez de Pitchik pour aller à Pitchouk, c’est plus long, ça monte, enfin… Il y avait eu un pogrom à Pitchik, et il y avait eu un pogrom aussi à Pitchouk. Ils parlèrent des pogroms. Peut-être était-ce le même qui avait eu lieu à Pitchik et à Pitchouk ? Ils parlèrent des corps abandonnés sur les trottoirs, des vitrines éclatées, des magasins pillés, des maisons brûlées, des synagogues et des cimetières profanés, et ils se rappelèrent, et ils se rappelèrent, et ils se rappelèrent… »

« C’est alors qu’a surgi du brouillard du passé, parmi les nuages du présent, une photo, une de ces photos en noir et noir qu’Isy ne voulait pour rien au monde que je voie, une de ces photos parues juste après la guerre dans un journal yiddish. Entre un monceau de montures de lunettes et des ballots de cheveux coupés prêts à être expédiés, se dressait une montagne de chaussures d’enfants : ballerines, bottines, galoches, misérables chaussures de ville, petits sabots, et même quelques minuscules souliers vernis.
Oui oui, petit papa Noël, quand tu descendras du ciel, n’oublie pas leurs souliers, merci. »

« Allez, il se fait tard, les enfants, vivez bien et tâchez d’être heureux ! Pas que pour vous, hein, tâchez d’être heureux pour que les autres le soient. C’est ça le boulot. Tant qu’on est sur terre, on doit travailler pour que le bonheur devienne plus contagieux que le malheur… »

« – Allô ? Oui ?
– Vous êtes l’auteur ? Chuchota une voix juvénile.
– Soi-disant, dis-je prudemment.
– Je viens de lire votre… ça m’a semblé, comment dire, incohérent. Personne, personne, même un enfant de moins de cinq ans, ne pourra croire qu’une dame âgée comme votre héroïne puisse se glisser dans sa cheminée et s’agripper à une toile d’araignée quand le père Noël lui tombe dessus !
– Vous pensez ?
– Je suis sûre.
– Mais dites-moi, comment vous avez fait pour lire un truc que je suis à peine en train de finir ?
– Je suis la nièce de votre… Je lis tout ce qu’elle tape pour vous et c’est la première fois que je ressens un tel manque de cohérence.
– La planète Terre, cul par-dessus tête, se met à tourner à l’envers et à marcher à reculons, et vous vous me réclamez de la cohérence !?
– Justement !
– Justement quoi !
– Si la planète va comme vous dites, la littérature, elle, se doit de nous offrir un minimum de cohérence.
– Vous avez quel âge ?
– Douze ans, presque treize.
– Bon, écoutez, ce n’est pas pour me défiler, mais moi je n’ai fait que recueillir et mettre en forme – légèrement – le récit que madame Rosenberg…
– Rosenfeld !
– Non, Rosenberg, elle s’appelait Rosenberg, j’ai changé son nom. »

« Quant à vous qui lisez ce récit incohérent, si jamais vos pas vous entraînent à Bagneux vers la 91e division, arrêtez-vous un instant, ne serait-ce que pour poser deux trois cailloux signalant votre passage sur le marbre du caveau des enfants de Pitchik, Pitchouk et environs. Puis, prenez le temps de jeter un œil sur la haute pierre qui se dresse à côté du caveau. Sur cette haute pierre sont gravés, serré, serré, une foule de noms et de prénoms, dont ceux de Baruch et Zina, une foule de noms difficiles à lire, à écrire et à prononcer, seules traces de leur passage sur cette planète devenue incohérente. Ces noms gravés dans la pierre dure et froide sont, parmi des millions d’autres, les témoins de la barbarie des temps, de ce temps des cheminées qui les crachèrent dans les cieux à deux pas de Pitchik et Pitchouk.
Ce sont tous ces noms gravés sur tant de pierres et de murs qui nous empêchèrent, madame Rosenberg et moi, de croire tout à fait au père Noël et à la cohérence. »

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