Voici un premier roman issu d’un master de création littéraire. Un texte où l’on sent le rythme, l’urgence et la poésie. Dès le début le lecteur sait que la mère de la jeune fille a disparu et qu’elle se retrouve seule. Peu à peu la jeune fille dévoile sa vie et celle de sa mère. Un lien très fusionnel les unissait. Mais les mots de la mère à l’égard de sa fille sont blessants. On ressent une souffrance chez la mère qui l’empêche d’assumer pleinement et sereinement son rôle.
Il y a aussi le regard méprisant et les mots cinglants des commères du village, traitant la mère de prostituée, plaignant la fille mais ne faisant rien pour l’aider, encore moins lorsqu’elle se retrouve seule.
Le lecteur est plongé dans les pensées d’une jeune fille puis d’une adolescente. Elle aimerait être aimée. Comment va-t-elle continuer à vivre sans sa mère ?
Sara Bourre réussit à inventer une langue propre à son personnage, très imagée. Les couleurs sont liées aux émotions du personnage. Elle sème des indices, évite d’en dire trop afin que le lecteur puisse imaginer. La nature est omniprésente, notamment avec le lac à proximité de la maison. L’histoire est plutôt sombre. On ressent la solitude de la mère et de la fille.
Un texte poétique et quelque peu déstabilisant, avec une écriture très travaillée. Chaque mot est choisi pour son sens et sa sonorité. Cela peut ressembler à une fable ou un conte, avec une légère touche de fantastique. Un premier roman original à découvrir !
Les éditions Noir sur Blanc fêtent cette année les 10 ans de la collection Notabilia.
Replay et podcast VLEEL à venir !
Incipit :
« Maman a disparu. C’est pas simple. Il a fallu le redire plusieurs fois, décomposer la phrase, la prendre et la secouer. Maman a disparu. Quelle folie de phrase. Si je la chuchote, les larmes me montent et me brûlent, si je la prononce avec une voix de fer, comme un vieux robot fatigué, ma-man-a-dis-pa-ru ma-man-a-dis-pa-ru, ça me fout la chair de poule et l’impression d’une catastrophe planétaire imminente. Si je la crie, si je la jette loin sur les routes, en plein cœur de ces villes qui scintillent et grincent sous ma peau, si je la crie si fort que ma voix casse, alors je crois que ce n’est plus vraiment triste. Pas aussi triste que ça. Je dirais plutôt affolant. Sidérant. Ou encore stupéfiant. Voilà. C’est affolant sidérant stupéfiant et ça me rend le cœur dingue, et étrangement vivant aussi. »
« Je ne suis pas finie. Il me manque encore quelque chose. Toujours quelque chose. Maman dit que je suis éparse et découpée. Elle dit aussi que je suis poisseuse et encombrante. Et laide, très laide. Je colle partout. Elle dit tu colles partout, c’est insupportable. Elle dit toujours cela les yeux mi-clos, en recrachant doucement la fumée de sa cigarette. Maman avait promis que les choses changeraient avec le temps. C’était faux. Maman parle comme tout le monde parle, c’est-à-dire à demi-mot, à demi-vérité, au hasard d’une pensée qui s’arrange avec elle-même, qui tourne autour des choses sans jamais les saisir. Une pensée trop épaisse, paresseuse, lancinante, qui vous flanque pour des jours et des jours le mal de mer. J’écoute et je reste loin. De toutes mes forces je reste loin. Certains jours, je me regarde longtemps dans le miroir ovale de la salle de bains. C’est écœurant. Je suis écœurée. Ma peau est rouge, chaude, luisante. Je brûle au soleil comme un animal mort. Je suis sans contours. Est-ce là la laideur ? Je suis ouverte en grand. Et tout me rentre à l’intérieur, me passe au travers, me colle au cœur et aux poumons. Tout passe sans cesse du dehors au dedans. C’est écœurant. Écœurant. Je peux le redire encore. C’est écœurant. Comme j’aime le dire ! Ça me donne de la joie et des frissons. C’est écœurant. Je suis sans contours. Je brille, je dégouline, je m’éparpille. Je suis une grosse tache d’huile. C’est bien cela, la laideur. »
« Ce matin le facteur est devenu tout rouge et très nerveux parce qu’il m’a surprise en train d’essayer de crever le pneu avant de son gros vélo neuf arrêté sur le bord du chemin. Il m’a couru après jusqu’à l’entrée de la forêt en me menaçant avec un journal roulé, droit comme un bâton tendu vers le ciel et crachant et suffoquant et criant qu’il aurait ma peau, ma peau de petite peste bonne à rien d’autre qu’à me dissimuler dans les longs cheveux noirs de Maman et que je finirai putain comme elle et sale et laide en plus, et bonne à rien qu’à tirer des cartes sur des comptoirs poisseux et qu’à offrir mon lit à tous les chiens du village et plein d’autres choses encore. J’ai tout bien entendu.
Je n’aime pas le facteur. Et je n’aime pas son gros vélo tout neuf avec lequel il se pavane dans le village. Je n’aime pas la façon dont il regarde Maman entrer dans le café le soir, ni le sourire mièvre qu’il lui adresse quand elle daigne se tourner vers lui, ni la main qu’il pose haut sur sa cuisse, parfois, entre deux gorgées de vin, comme si de rien n’était.
Je n’aime pas grand monde en vérité. Pas grand monde parmi ceux qui reniflent le cou de Maman sur son passage et qui essuient leurs mains sales dans ses longs cheveux noirs. Pas grand monde parmi les hommes qui la suivent à la tombée de la nuit, à travers la forêt, ceux qui frappent à sa porte au matin avec des fleurs et des petits sourires, ceux qui disent qu’elle est belle, et si douce et gentille, un peu dans la lune c’est vrai, ceux qui la voudraient toujours avec eux tandis qu’ils sirotent à la terrasse leur mauvaise bière d’un air satisfait.
Je leur jetterais des pierres et des mauvais sorts. Je les ferais disparaître, comme ça, pour rire. Un, deux, trois.
Et puis plus rien. »
« Je marche, les yeux fermés, je traverse la brume formée par l’haleine glacée des femmes qui parlent, debout pendant des heures sur les pavés heurtés par le vent. Dans leurs bras tremblent le pain, le journal du jour, le panier rempli de légumes et de lait. J’avance parmi leurs souffles aigres chargés d’années sèches et noires, de solitude impensable, d’attente anxieuse du dernier printemps. »
« Parfois j’ai des pensées comme des échardes à l’intérieur. Des pensées épaisses
brûlantes
des grandes traînées de lave
des explosions
des catastrophes imminentes
là
dessous ma peau. »
« Maman est fatiguée. C’est comme ça. Elle dit je suis fatiguée, ou il faut que je dorme un peu, ou encore, si je m’allonge, c’est fini, je m’endors. Alors elle va. Elle éteint sa cigarette et monte dans sa chambre. Est-ce possible de dormir autant ? Non. Elle se cache. Elle en profite pour se taire sans avoir à s’excuser, ni à se mordiller les lèvres, ni à se gratter l’arête du nez. Elle se repose du monde. Elle se repose de moi, de mon sourire trouble. »
« Je sais la maison pleine à craquer sous le poids de la tristesse.
Je sais que Maman pleure. »
« J’occupe le temps. Il faut bouger son corps dans le temps pour qu’il passe, pour qu’il file plus vite, qu’il aille voir plus loin si nous y sommes encore. »
« Maman n’aime pas ça. Quand tout est gris autour et que je fais des accidents. Que je laisse des cendres partout. Et des odeurs de sang et de fer. Ça la fait trembler de peur et d’horreur. Ses yeux deviennent blancs comme la neige, et son corps se dresse vers le ciel, mu par une rage terrible. »
« Ainsi j’ai grandi, très vite, comme par inadvertance. Et à force, un beau jour, les robes de Maman me sont allées comme un gant. »
« Maman et moi avons sur l’épaule gauche la même marque brune. Nous sommes faites d’os en vrac et de morceaux de soleil volés. Nous partageons les ombres et les rais de lumière dans les plaines au matin. »
Un avis sur « Maman, la nuit / Sara Bourre »