Plusieurs histoires et destins s’entremêlent à la grande Histoire dans ce roman au souffle romanesque avec un beau portrait de femme. C’est aussi une ode aux mots, au pouvoir de l’imaginaire et aux légendes.
Le personnage central est Hannah, née en Colombie britannique de parents Japonais. Sa mère, Aika est une picture bride. Le 14 mai 1926, elle embarque pour une longue traversée, du Japon au Canada. Elle a dix-sept ans et quitte sa famille. Kuma Hirano l’a choisi pour l’épouser d’après une photo, malgré le déshonneur de son père ruiné au jeu. Kuma a émigré au Canada et fait fortune. Enfin, c’est la version officielle qui accompagne sa photo et sa demande en mariage. La réalité sera toute autre, bien loin du rêve imaginé.
Sur le bateau, Aika rencontre une autre future mariée, Kiyoko, avec qui elle se lie d’amitié et que l’on retrouve à plusieurs reprises dans le roman.
Marie Charrel fait des allers-retours dans le temps, entre la fin des années 1920, 1945 et 1956, l’époque la plus contemporaine du livre. Il y a beaucoup d’éléments qui font que la lecture demande un peu de concentration mais Hannah est une fille très attachante. On a envie de connaitre son histoire, les épreuves qu’elle a traversées.
Déracinée, Hannah ne se sent ni Japonaise ni Canadienne et ne sait comment s’intégrer dans cette société qui la rejette dans un contexte tendu de guerre entre le Japon et l’Amérique.
Un autre personnage important du roman est Jack, un creekwalker. Il recense les saumons dans les cours d’eau. Un homme solitaire qui ne supporte que la présence de ses chiens. Sa place est dans la forêt. D’ailleurs la nature est très présente. Son père a eu un deuxième enfant avec une femme autochtone, Ellen. Ils ont grandi ensemble, bercés par les légendes autochtones, jusqu’à ce son demi-frère, Mark, soit envoyé dans un pensionnat « pour tuer l’indien en lui ». C’est un ours blanc qui va faire croiser les chemins d’Hannah et de Jack pour changer leur vie.
J’ai aimé l’immersion dans la forêt et les légendes amérindiennes. Ce roman est très instructif. Je ne connaissais pas cette terrible période historique où la communauté japonaise était enfermée dans des camps et considérée comme des sous-hommes, subissant le racisme et la violence de la part de Canadiens apeurés par la guerre.
Un très beau et bon roman de cette rentrée littéraire d’hiver que j’ai aimé et que je vous recommande.
Il fait partie de la sélection du Prix Orange du Livre 2023.
Incipit :
« Elle lève les yeux au ciel et le nuage d’albâtre s’abat sur elle telle une tempête de neige. Un tourbillon de nacre, le baiser du colosse d’ivoire ; elle comprend, dans la violence de l’instant, qu’il s’agit d’un animal. Le corps massif de la bête emporte le sien et ils plongent tous les deux dans la rivière. Les griffes pénètrent sa peau, déchirent les chairs de sa joue jusqu’à l’épaule, mais elle ne ressent rien – du moins, pas encore. Elle observe le manteau d’azur s’étirant au-dessus d’elle. Les cumulus cotonneux vallonnant l’horizon. Elle pense aux mots que son père murmurait autrefois, au cœur de ces nuits où les étoiles tavelaient la toile céleste : Kazahana, la bourrasque d’hiver délivrant les premiers flocons dans un ciel clair. Komorebi, les rayons du soleil jetant leurs lanières d’or dans la frondaison des arbres. »
« Quelque part sur le canal, Colombie-Britannique
Octobre 1945
La brume ourlant l’horizon se colore timidement de rose lorsque Jack rejoint son chien Buck à l’avant du bateau. Son fidèle compagnon, un bâtard noir au sang de loup, apprécie autant que lui cette heure où l’obscurité règne pour quelques minutes encore. Ces instants où l’eau est un miroir paisible qu’aucun souffle ne brise. Il porte la tasse de café à ses lèvres. Caresse l’animal à ses pieds, tourné vers la forêt où les créatures de la nuit bruissent doucement. Ici bat le cœur du monde et le reste des hommes l’ignore. »
« – Maman dit que tu racontes trop d’histoires et que je suis comme toi. Est-ce que c’est vrai ?
– Je vais te dire une chose, ma petite Hannah : le monde se porterait bien mieux si l’on racontait plus d’histoires, justement. L’ennui, c’est que ta maman ne les entend pas pleurer.
– Qui ?
– Les histoires ! Elles errent dans le monde comme les akènes du pissenlit charriés par le vent. Elles se cognent à la canopée, brisent leurs petites ailes fragiles, beaucoup se perdent dans le désert ou se noient dans l’océan, sauf si quelqu’un les sauve.
– Il faut les sauver ! Mais comment ?
– En laissant les histoires entrer en soi. Sais-tu ce qui se passe alors ? Elles te guérissent de l’intérieur, comme un médicament. Leurs ailes chatouillent un peu la première fois, mais on s’habitue. On accueille les histoires puis on les libère en les racontant, de façon à ce qu’elles réparent d’autres que soi. Est-ce que tu sais faire cela, Hannah, libérer les histoires ?
– Je crois, oui. Et Maman ?
– Elle a su autrefois, sans doute. Mais elle a oublié. »
« Il est incapable de se lever.
– Juste une mauvaise grippe, je serai vite sur pied.
– Quand tu respires, j’entends quelque chose à l’intérieur de toi. Comme un crépitement.
De larges cernes bruns creusent des fossés sous ses paupières. Sa peau a la couleur de la neige salie par l’eau qu’en hiver Aika jette par la fenêtre de la cuisine après y avoir trempé les assiettes. La fièvre brûle dans ses yeux.
– Un crépitement, tu es sûre ? Ce ne serait pas plutôt un pétillement ?
– Si ! Ou alors un grésillement.
– Un grésillement ou un étincellement ?
– Non, un gazouillement ! Ou peut-être un scintillement.
– Hum, c’est bien ce que je pensais. Ce sont les histoires.
– Comment ça ?
– J’en ai avalé bien trop d’un coup. Sais-tu qu’elles ressemblent à de petites fées ? Comme elles n’avaient plus de place dans mon estomac, elles sont coincées. Le bruit que tu entends est le frottement de leurs ailes à l’intérieur de ma cage thoracique.
– Tu es malade à cause d’elles ?
– Un peu. Respirer avec des fées dans les poumons n’a rien de commode, tu imagines ? Mais je vais guérir. Tant que tu continueras à me raconter des histoires, j’irai bien. »
« C’est au contraire en se montrant discrets et serviables que les Japonais gagneront le respect des Canadiens : « Souris toujours, excuse-toi systématiquement même si tu n’es pas en tort », lui conseille-t-elle. « Ne croise jamais le regard des hommes. Evite de te trouver seule avec l’un d’eux. Deviens invisible. »
Hannah l’écoute avec circonspection. Un sentiment inédit grandit en elle. Devenir invisible ? Plus elle observe la ville, plus elle est convaincue que sa mère se trompe. Comme tous les Issei, cette première génération de Japonais immigrés, Aika n’est pas faite pour ce monde. Elle ne comprend pas que ni la politesse, ni l’humilité dont les Japonais font preuve ne les protégera contre la sauvagerie prête à s’abattre sur eux. »
« – Les histoires. Mon père affirmait qu’elles sont les filles du vent, pareilles à de petites fées errant dans l’immensité du ciel, perdues, jusqu’à ce qu’elles rencontrent un conteur disposé à les libérer par ses mots.
– C’est une belle histoire sur les histoires.
– Il aurait aimé celle des Tsimshian. Il est mort avant d’avoir pu me raconter toutes celles qu’il portait en lui.
– Je suis désolé. Mon père est également mort lorsque j’étais jeune. »
« Un masque de douceur tombe sur le visage d’Ellen. Robert, son défunt époux, aurait pu tenir de tels propos. Lui aussi croyait à la puissance de la parole et des histoires. Il était convaincu que pour peu qu’ils déploient leur volonté dans cette direction, les hommes ont le pouvoir d’échapper aux lois dictées par le sang. De se libérer des choix que d’autres ont faits pour eux et des liens passés pour en tisser d’autres, plus forts encore. D’inventer leur vie et de choisir leur famille, au-delà des races et des règles absurdes forgées pour semer le désespoir. Comme Ellen et Robert l’avaient fait. Ils avaient franchi les lignes et bravé les interdits pour construire leur vie loin de tout, sur les hautes terres. Cela avait fonctionné. Un temps. Ils avaient cru pouvoir échapper au monde, mais la bêtise et la haine avaient fini par les rattraper.
« Contre cela, l’évanescence des êtres, l’effacement des corps et des passions en un battement de cils, Hannah n’entrevoit qu’un seul remède : les mots. Ceux que l’on porte longtemps en soi sans le savoir avant qu’ils ne jaillissent, ceux qu’on lègue de génération en génération, comme son père l’a fait avec elle, pour tenir le malheur à distance. Ceux que l’on couche sur le papier, telles les observations de Jack, destinées à sauver la forêt.
Voilà ce qu’elle doit faire : écrire leurs histoires à tous avant qu’elles ne s’évaporent ; l’histoire d’Aika, d’Hatsuharu, des semeurs d’espoir et des mangeurs de nuit, du petit prince et des hommes-saumons ; celles des Issei, des Nisei, de Greenwood et les légendes tsimshian. Les contes des mondes engloutis. »
J’attendais ta critique, je savais que tu aimerais ❤
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😉 Tu l’as lu ?
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Et aimé 😉
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