La femme paradis / Pierre Chavagné

Une femme vit seule dans une grotte dans la forêt. Elle vit éloignée de la civilisation et se tient sur ses gardes si un humain s’approche ou traverse son environnement. On comprend qu’une catastrophe s’est produite et a semé le chaos.

Le roman alterne entre le récit à la première personne de la femme, en italique, et un narrateur qui raconte ce que fait la femme. Elle survit. Elle s’est adaptée. Elle a développé des techniques pour se nourrir. Elle ne chasse que ce dont elle a besoin afin de vivre en autosuffisance et éviter de se rendre dans un village. La nature est très présente. Elle a mis en place un rituel ou programme de sa journée. En dévier s’avère plutôt dangereux pour sa survie. Elle est sur le qui-vive tout le temps, en état d’alerte permanent, comme ses sens. La peur est omniprésente. Le lecteur ressent tout ce que vit la femme.

La solitude est palpable aussi. Des souvenirs remontent de temps en temps mais elle les chasse aussitôt. Elle avait un mari, une autre vie auparavant. Au fur et à mesure qu’on avance dans le roman, elle nous livre quelques bribes de son passé pour comprendre sa situation, ses choix. Un mystère plane tout au long de ce livre. On sent qu’elle a quelque chose à nous révéler.

Et puis, son quotidien est bouleversé par un événement qui déclenche une série d’autres événements perturbateurs que je vais taire pour ne pas divulgâcher.

Il y a beaucoup de paroles fortes dans le récit de cette femme, que j’ai notées et ajoutées ci-dessous. A la fin de l’ouvrage, l’auteur confie son intention en écrivant ce roman. J’ai beaucoup aimé cette attention de Pierre Chavagné, c’est éclairant. L’écriture est poétique. Elle m’a captivée. J’ai enchaîné les 156 pages et ça c’est un signe qu’il s’agit d’un très bon roman ! La fin est inattendue. J’ai trouvé ce texte fort et original.

Si vous aimez les romans où il est question de la relation entre l’homme et la nature, qui vous engage dans une réflexion, celui-ci devrait vous plaire. Et pour achever de vous convaincre de le lire, c’est l’occasion également de découvrir cette maison d’édition marseillaise, Le Mot et le Reste, qui mérite davantage de visibilité.

Une très belle surprise dans cette sélection 2023 pour le Prix Orange du Livre.

Note : 4 sur 5.

Incipit :
« Mes souvenirs sont des crépuscules ; aucune de mes histoires n’a de commencement. 

Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde-à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. »

« Au coucher du soleil, après six heures d’observations, la routine débute. Quelle que soit la saison, elle se déshabille, étire ses muscles, puise de l’eau dans la grotte avec un bol en terre cuite et se lave dehors avec un savon à base de cendre et d’argile. Elle ne descend à la rivière qu’une fois par semaine. En s’exposant moins, elle réduit le risque par sept – la survie est aussi une affaire de statistique et de grands nombres. »

« Je prélève ma part, ni plus ni moins. Je tue pour vivre, pour ma sécurité et ma nourriture. Dans la société, c’est la même tuerie sauf qu’ici, je ne délègue pas mes besognes au boucher et au militaire. Dans la forêt, je m’expose, je me salis. »

« Je n’ai plus parlé à un humain depuis trois ou quatre ans. Le silence est surmontable, cependant le regard des autres me manque. À quoi bon s’habiller, s’appliquer, se dépasser ou créer, sans un retour, même muet. Les compliments me manquent, les disputes aussi. On ne grandit bien qu’en se cognant aux autres. »

« La forêt apparaît romantique au citadin, un lieu où il fait bon se perdre en quittant la piste. Un jardin d’Éden synonyme de liberté, de paix retrouvée. Jean-Jacques Rousseau a contribué à ancrer ce mythe idyllique. En réalité, la forêt est un organisme vivant, une terre plantée d’arbres qui se ressemblent tous et qui veulent votre peau. Ils vous écrasent de verticalité, vous égarent, vous écœurent de vert, vous assoiffent, vous empoisonnent de champignons, de plantes et de baies. La forêt est un piège à ciel ouvert et si la leçon est mal apprise, elle se referme sur vous, tel un tombeau. Voilà le paradis de Rousseau. L’apprentissage est long pour que cette masse de végétation devienne un éden primitif. La forêt est dévoreuse d’espoir ; elle vous autorise à passer, rarement à rester. Même la forêt du Paradis. »

« A quoi bon ressasser mes souvenirs, des émotions brutales vont m’emplir et tirer sur les coutures qui me font tenir. »

« La tempête balaye la falaise de son hurlement, le chambranle grince et la bâche clouée sur la porte claque dans le noir. Comme si cela ne suffisait pas, l’âtre de la cheminée souffle la suie sur le sol – l’haleine du diable. »

« Elle porte la liseuse à ses narines, fragrance de plastique : « Liber electronicus », songe-t-elle. Elle sourit de sa plaisanterie. Liber en latin signifie « livre » mais aussi l’une des trois épaisseurs de l’écorce d’un arbre. Elle clique sur le bouton ON, la date s’affiche. Elle s’étonne d’être le 2 janvier, 8h32. Si l’objet dit la vérité. Elle a passé une nouvelle année sans se douter de rien. Elle avait compté les jours au début, mais à quoi bon tenir calendrier quand on est seul, les saisons suffisent. Son temps est sans horloge. C’est le temps du soleil et de la pluie, de la floraison et de la dormance, du jour et de la nuit, le temps de la sève et des bêtes.
Elle fait jouer le menu et plonge dans une liste vertigineuse de cinq mille huit cent trente-deux livres. Une vie entière de lecture n’y suffirait pas. Le travers de l’homme est de prendre toujours plus que ce dont il a besoin. « Pauvre société de consommation ». Depuis peu, elle recommence à parler pour elle-même. Des phrases qui tombent dans le vide, c’est plus fort qu’elle. Ses idées refusent de rester informulées. »

« Elle s’étourdit dans la consultation de l’index et choisit au hasard Ouvert la nuit, parce que le titre est à propos et Fouquet ou le soleil offusqué parce qu’il est du même auteur. Elle ne parvient pas à se défaire des délicieuses nouvelles de Paul Morand. Rien n’est plus éloigné de sa vie et de ses préoccupations que les existences dissolues des dames des Années folles ou de la déchéance de Nicolas Fouquet, surintendant des Finances de Louis XIV. Cependant la magie opère, le style happe avec une telle vigueur qu’elle en oublie de déjeuner, comme elle n’a rien chassé ni cueilli depuis six jours, elle jeûne aussi au dîner. Elle n’envisage pas la douzaine de châtaignes qui constituent sa réserve en dernier recours. Promis, demain elle pêchera. La nuit, elle dort à peine, car un roman d’Albert Cohen la passionne jusque très tard. Elle ne suspend sa lecture que pour nourrir le feu et boire de l’eau. »

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