Le frère impossible / Alexandre Feraga

Voici un roman autobiographique bouleversant qui aborde de nombreux thèmes et posent beaucoup de questions notamment sur l’identité et la paternité.

Le narrateur est donc Alexandre Feraga. Il raconte son enfance meurtrie mais aussi et surtout son histoire familiale, celle de son demi-frère, Samir. Ou comment deux frères empruntent deux chemins totalement différents, l’un l’écriture, l’autre la radicalisation. Il fait des allers-retours dans le passé et progresse vers le présent en dévoilant des éléments au fur et à mesure.

Tout commence en 1975 lorsque le père fuit l’Algérie avec ses 4 enfants en bas âges. La grand-mère a tout organisé. Ils laissent derrière eux, un pays, une identité et surtout la mère des enfants, Khadija.

Le père trouve une nouvelle femme en France avec qui il a un fils, Alexandre, le dernier né de la fratrie. Les enfants ont le même père mais pas la même mère. Le père est mutique, ses silences sont oppressants. Les enfants recherchent son amour, son attention mais ne trouvent rien en retour. Ils grandissent dans un vide sentimental, abandonnés à eux-mêmes. Il ne sait pas ce que c’est être père.

Alexandre subit les coups de son frère aîné, Samir. Personne ne le défend, sa mère non plus. Il se réfugie dans son imaginaire, dans les maisons chaleureuses de ses camarades, dans la forêt, dans un placard. Il se cache pour éviter son frère mais quand cela est impossible, il plonge dans ses pensées et l’univers rassurant qu’il s’invente.

A ses dix ans, son père l’emmène en Algérie. La famille l’accueille comme un prince. Il se sent aimé, choyé. Jusqu’au moment où son enfance bascule. Cette fête est organisée pour sa circoncision. Il vit très mal cet événement violent. Il en veut à son père.

Puis il y a quelques amitiés marquantes dans la vie du narrateur. Quelques moments de répits aussi avec son frère, mais la délinquance n’est jamais loin. Il l’entraîne dans des coups, des vols. Malgré cette enfance difficile, ce manque d’amour et de repères, il grandit et s’émancipe de l’emprise de son père et de son frère.

Il y a de magnifiques passages rendant hommage à la littérature, au pouvoir des mots, à l’écriture. Malgré la noirceur de cette enfance maltraitée, le roman parlera aux amoureux des livres. Il fait la part belle à la résilience par la littérature. J’ai d’ailleurs pensé au livre de Xavier Leclerc en lisant ce roman. L’écriture est très belle.

Il fait partie de la sélection du Prix Orange du Livre 2023 et c’est un coup de cœur pour moi !

Note : 5 sur 5.

Incipit :
Annaba, 1975
Le port s’éloigne dans les yeux des sœurs jumelles. C’est un décor à demi réel. Fascinant, effrayant. Elles découvrent qu’on peut faire disparaître un monde par la distance. Elles n’ont jamais pris le bateau au saut du lit. Elles se serrent l’une contre l’autre. Leurs cheveux bouclent dans l’air marin. Le vent les défait. Elles pensent à leur mère qui s’éloigne aussi. Elle ne les aurait jamais laissées sortir coiffées de la sorte. Elles n’ont jamais quitté leur mère. Elles sont tout juste assez grandes pour poser le menton sur le bastingage. Elles ne savent pas combien de temps va durer ce voyage. La brutalité du départ empêche la tristesse de s’exprimer. La réalité ne pèse pas encore son poids véritable. Leur père ne dit rien au-dessus de leurs épaules. Pour lui, l’heure est déjà à l’oubli. Les sœurs ignorent qu’il leur faut à tout prix se souvenir de ce qu’on les force à quitter. Elles sentent la peur grossir dans leur ventre. La décision d’un père ne devrait jamais effrayer ses enfants. »

« Ils sont deux douleurs qui s’apprivoisent. »

« Ce jour-là, je n’ai pas vu l’heure tourner, la menace de Samir avait cessé de palpiter en moi ; j’avais même fini par oublier mes mains endolories. Il était près de 20 h quand nous avons arrêté de jouer. Je devais traverser la ville pour retourner chez moi. J’ai fait tout le chemin en courant. Mes poumons étaient en feu. Avant d’entrer dans le lotissement, il fallait traverser une artère. J’étais terrorisé à l’idée que mes parents soient en train de me chercher partout. C’était la première fois que je rentrais si tard. J’entendais déjà les terribles remontrances que j’aurais à subir. Empêtré dans mes pensées, j’ai traversé au feu rouge piéton, juste devant le nez d’une voiture : celle de mes parents. Mon père a freiné, m’évitant de justesse, puis il est reparti en douceur. Il ne s’est pas arrêté pour me prendre à bord, il a continué sa route. Quand je suis arrivé à bout de souffle, mes parents déchargeaient les courses. Ma mère m’a rappelé de ne pas rentrer si tard, mon père m’a simplement dit de ne pas rentrer les mains vides et m’a tendu un sac de provisions. Je n’ai même pas eu droit à une engueulade. Mon père avait failli m’écraser, mais pas un mot n’est sorti de sa bouche à ce sujet. Longtemps je me suis demandé ce qui aurait bien pu animer quelques sentiments chez eux. Que je m’écrase sur le pare-brise pour leur obstruer la vue ? Qu’ils traînent mon corps sur une centaine de mètres pour enfin se rendre compte de ma présence ?  Que la morgue leur rappelle mon identité ? Je jugeais ma mère avec autant de dureté que mon père pour la simple raison qu’elle acceptait d’être sa passagère. Tout le temps où je m’étais enfui pour échapper à Samir, mon cartable était resté sur le trottoir, essuyant quelques averses. Deux cahiers étaient trempés et bons à mettre à la poubelle. Le pire je crois, c’est que le reste de la fratrie était rentré en passant devant mon cartable, avait dîné sans s’inquiéter une seconde de mon absence. »

« A cette époque, j’échappais à mon frère sans l’aide des mots. Je me réfugiais, en pensées, dans des lieux amis, je leur confiais mes sens. Mes genoux écorchés, mes vertèbres meurtries, les ecchymoses sur mes cuisses n’étaient pas de taille face à cette autre interprétation de la vie qui s’exprimait en moi grâce à ces puissances de l’esprit.
Ainsi, pendant que des pieds malmenaient mon corps, des images rassurantes naissaient dans ma tête, comme le domaine des géants bleus, ces hauts sapins qui faisaient comme une haie d’honneur de part et d’autre du chemin menant au cœur de ma forêt. Personne, pas même Samir, ne pouvait m’atteindre là-bas. »

« Et pendant que de nouvelles baffes tombaient, je pensais : je suis Huckleberry Finn. Je suis Nils Holgerson. Je suis Jim Hawkins. Je suis tant d’autres à venir. Malgré tes poings et tes insultes, je reste inatteignable. »

« On connaît si mal ses enfants dans cette famille qu’on finissait par les confondre. »


 « Après l’épisode du portefeuille, Samir avait tenu à me signifier plus concrètement qu’il avait la mainmise sur mon existence. Je n’étais pas en mesure de m’opposer à lui. Toute volonté de lui échapper était vaine. Je lui appartenais. Notre lien se renforçait. Il devenait même plus fort que celui que je rêvais d’entretenir avec notre père. »

« Une question avait surgi au détour de cette lecture : Quel était l’intérêt de créer et de faire vivre un personnage qui n’a rien d’autre à raconter que son malheur, ou l’inverse, qui n’a que son bonheur à livrer en pâture ? Les explications de texte de notre professeure de français ne m’avaient pas fourni de réponses satisfaisantes. J’avais tout de même tiré de l’expérience plusieurs enseignements qui éclairèrent ma relation avec les livres : tous les personnages n’étaient pas des compagnons de route, tous les sentiments étaient permis en lisant. Il existait des histoires qui embarquaient des lecteurs pour les mener nulle part, des livres qu’on achevait sans faim. Plus fort encore, il m’arrivait de lancer des prières en l’air afin de devenir moi-même un personnage de fiction, qu’on me transforme définitivement en mots, que je sois accueilli par des milliers de lecteurs, hébergé dans leur cerveau, irrigué de leur intelligence et bercé par leur voix intérieure. Je continuais de rêver à ce voyage infini qui, à chaque lecture, me ferait renaître dans un dénouement heureux. »

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