Une mère a une heure pour écrire une lettre à sa fille, son bébé qu’on vient de lui retirer. Elle est accroc au crack et ne peut s’occuper d’elle. Le roman se découpe en 16 mouvements et un post-scriptum. Elle raconte par bribes sa vie et fonde en elle ses espoirs. Que peut-elle lui transmettre en une heure ? aura-t-elle cette lettre un jour ? est-ce qu’elle demandera qui est sa mère ?
Ce premier roman oscille entre prose et poésie. Sara Mychkine a publié au préalable un livre de poésie aux éditions Frison-Roche Belles-Lettres en 2022. C’est une écriture très poétique qui ressort de ce roman. Une voix qui dénonce la misère des générations issues du colonialisme, le combat de l’émigration, le racisme, la violence et la misère. Elle a été victime d’inceste. Elle voit le regard des hommes et sait que son corps lui permet de gagner de l’argent pour avoir de la drogue. Elle vit un temps dans un hôtel social avec sa fille avant de replonger et de rejoindre les tentes sur la colline de Paris pour trouver du crack.
J’ai trouvé ce premier roman puissant et intéressant. Il est publié par les éditions Le Bruit du monde qui ont « pour vocation de révéler une littérature capable d’enrichir nos imaginaires et d’élargir nos horizons ».
Ce roman est certes noir et violent mais très poétique et empli d’amour. Finalement ce que recherche cette mère dans son malheur extrême, c’est un peu d’amour. Son écrit est une lettre d’amour à sa fille. Elle a une heure pour l’écrire et je l’ai lu en une heure. Et vous, avez-vous une heure pour plonger dans la vie de cette femme et mère torturée ? Aimez-vous être bousculé par vos lectures ?
Premier mouvement
« Ma douce,
Tu dois être bien loin, à présent, maintenant qu’ils t’ont arrachée à moi. Et j’ai peur, tu sais ? Que tu nous laisses dans l’oubli, que tu t’absorbes dans leur monde et que tu nous regardes avec leurs yeux. Car leur monde, c’est le monde. Y est ce qui doit être. Nous, on a de la misère plein les veines, des bouts de tentes pour ciel et on chie sur leurs paliers. Puis on attend et nos cernes se
creusent.
La nuit finit toujours par tomber.
Ma main tremble de ne plus sentir tes cheveux plonger dans le tambour de mon cœur. Je me suis effondrée quand tu es partie, tu sais, dans leurs sirènes rouge et bleu… »
« Il s’agit de vivre.
Aller de minuit à minuit,
encore
et encore
et encore. »
« Si tu savais à quel point j’ai été égoïste en te mettant au monde. A quel point je t’ai attendue, comme si la vie, jusqu’ici, n’avait été qu’un grand désert. A quel point j’ai prié que tu m’aimes comme, jamais, je n’ai été aimée. A quel point, même alors que tu cognais sous les plis de ma chair, j’ai laissé le crack remplir toutes les brèches du souffle.
J’ai l’amour fêlé, ma douce, comme tous ceux qui ne sont pas des saints et qui, brûlant silencieusement, s’enterrent dans l’inconditionnelle solitude. »
« Pour ceux qui ne sont pas des saints, aimer, c’est comme chercher le cœur du monde dans un trou qui n’a plus de fin.
Et j’ai cherché, crois-moi, ma douce, à chaque seconde, avec la rage de Sisyphe
et les gestes-orages du regard qui n’a plus peur de mourir.
Mais tout ça ne
compte pas.
Il n’a jamais existé,
le cœur du monde.
Sous la poitrine,
il n’y a qu’un grand creux
qui n’a plus de fin
et des mains qui griffent les murs.
Car on a beau savoir
qu’aimer est une lente
et inexorable
chute,
on ne peut cesser de lutter pour éviter
de tomber tout
au fond de soi-même. »
« Ma mère aimait, oui, c’était une sainte. Elle avait le nimbe que l’on a vomi et les flammes mouillées de misère, mais elle aimait.
La nuit, je l’entendais pleurer quand le père quittait son lit pour rejoindre le mien.
C’est ainsi que l’enfance prend feu, dans les larmes aimante de la mère. »
« Tu sais, moi, quand je l’ai quittée, je n’ai pas su pleurer de cette manière. J’avais dix-sept ans, la clope aux lèvres, et j’arpentais les jours comme une ombre perdue.
dans un tunnel sans fin. Et puis le froid, la faim, la violence
des regards jetés
sur les rues,
les sexes dévorants
de ceux qui jouissent de
notre perte
ont fini par tarir chaque
pli de mon corps.
Si tu savais comme, sur
la colline,
toutes, elles ont connu
ceux-là. »
« Ma douce, tu portes les mains-racines de ma grand-mère et
tous les espoirs des
vies qui t’ont précédée. Quand tu marches, c’est leur empreinte
que tu laisses
sur cette terre.
Ne l’oublie jamais. »
« Comme j’aurais aimé te connaître.
Juste un peu avant qu’ils ne t’arrachent pour toujours à moi.
C’est égoïste, je le sais,
mais je suis mère
avant d’être juste,
je suis mère
avant d’être sans
toit,
je suis mère
avant d’être
addict au
crack,
avant même, d’être une inconnue,
je suis ta mère,
ma douce.
Je suis ta mère. »
« Il faut que tu te souviennes,
mes arrière-grands-mères, mes arrière-grands-pères,
la chaîne de souffrance infinie dont je suis le dernier maillon,
la grande machine coloniale qui a réduit les terres de nos
ancêtres à des éponges de sang et le chant des espoirs creux qui
poussent les nôtres à prendre la mer pour retrouver la misère
et la haine sous un autre visage.
Il faut que tu te souviennes, la grande machinerie capitaliste
qui a fomenté
la révolution industrielle et broie les rêves et esclavagise les
êtres pour
les recracher tas de larmes
et brisures
d’os un
peu plus
bas. »
« A l’instant où j’achèverai cette longue ligne,
j’irai rejoindre
le vide,
comme enivrée par son
odeur,
puis la vie reprendra
le dessus.
L’ignominieuse
vie.
On a beau dire,
c’est la seule chose pour laquelle on serait prêt à tout faire,
notre vie,
parce qu’on sait toujours,
dans un coin reptilien du crâne,
un coin fossile,
qu’elle est notre seule possible
pour échapper
au néant. »
Je ne cherche pas à être bousculé dans mes lectures mais j’aime bien l’idée de voyage, de passer d’un continent à un autre, volontairement ou bien en me laisser dériver, poussé par le hasard des rencontres. Bousculé c’est un peu violent non ?
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