Tempêtes et brouillards / Caroline Dorka-Fenech

Carina vit à Paris de jobs alimentaires. Après des études de lettres, elle essaie d’écrire son premier roman. Son père, Jean-Pierre Hernandez, l’appelle pour lui annoncer qu’il part vivre au Maroc. Il lui demande de venir le voir. Elle lui répond qu’elle est occupée, qu’elle n’a pas le temps. Au fur et à mesure de leurs conversations téléphoniques hebdomadaires, on sent qu’elle ne veut pas voir son père. Les souvenirs d’enfance resurgissent. Sa mère est partie quand elle avait 6 ans, la laissant avec ses deux frères aînés et son père. Son père répète encore et toujours qu’il s’est bien occupé d’eux, que Carina a pu faire les études qu’elle a voulu, que ses frères ont bien réussi.

Puis son père l’appelle pour lui annoncer qu’il va se marier avec une jeune femme du même âge que Carina. Il va se convertir à l’Islam pour pouvoir l’épouser et vivre avec elle. Carina explose de colère, son amoureux, Oren, ne l’a jamais vu ainsi. Son père déshérite ses enfants. Ils ont assez reçu. Il lègue tout à Asma, sa jeune épouse, qui en aura davantage besoin lorsqu’il mourra.

Le prologue est un extrait d’une pièce de Shakespeare, Le Roi Lear, où le roi déshérite ses filles. L’autrice fait un parallèle entre les deux histoires, la sienne et celle de la fille du roi Lear, Cordélia. Carolina Dorka-Fenech précise au début que le roman est inspiré de sa vie :

« Mais écrire c’est aussi partir à la découverte de ce qui, en soi, n’est pas seulement soi. C’est s’effacer. Accueillir l’anonyme. Je est ici l’entrée d’un labyrinthe où s’entremêlent les souvenirs, les recherches, les questionnements, les inventions et les mythes. »

Ce roman est écrit à la première personne du singulier, ce qui donne l’impression de lire un récit intime. Carina raconte des souvenirs d’enfance, sa relation avec son père, son dégoût pour le mariage de son père, sa difficulté d’écrire, son besoin d’être indépendante vis-à-vis de son conjoint qui est architecte. C’est un récit torturé, parfois plombant, bref ce n’est pas un roman feelgood mais l’écriture est incroyable et forte. On ressent le besoin vital pour Carina d’écrire. L’écriture lui permet de mettre des mots sur ses blessures, fêlures, peurs, une sorte de quête. Il est aussi question de résilience et de pardon, d’amour filial, de la mort, mais cela je vous laisse le découvrir en lisant ce roman bouleversant qui m’a totalement happée.

Un coup de cœur lu dans le cadre du Prix Orange du Livre 2023.

Note : 4.5 sur 5.


Note de l’autrice :
Je ne nie pas m’être inspirée des conversations téléphoniques qui m’ont liée et déliée à mon père, mort le 16 mai 2019 à Nice et mis en terre à Marrakech selon sa volonté. Mais écrire c’est aussi partir à la découverte de ce qui, en soi, n’est pas seulement soi. C’est s’effacer. Accueillir l’anonyme. Je est ici l’entrée d’un labyrinthe où s’entremêlent les souvenirs, les recherches, les questionnements, les inventions et les mythes.


Début du prologue :
« On imagine une lande déserte, avec des yeux qui saignent, énucléés.
Ce sont les yeux de l’homme qui n’en a plus besoin, car il ignore où il va.
A l’orée de son errance, il croise trois vagabonds.
Acte IV, scène III, l’un d’eux est le roi Lear.
Une couronne d’orties orne sa tête, plutôt qu’un diadème d’or.
Jadis il a déshérité sa petite dernière, son enfant préférée.
Jadis il a légué son royaume à ses deux autres filles, jugées plus affectueuses.
Jadis il a cru pouvoir habiter ses anciens châteaux jusqu’à sa mort.
Mais les héritières l’ont banni.
Et le voici, roi déchu, vêtu de regrets, perclus de loques.
Incapable de comprendre les raisons de tant d’ingratitude. »


Fin du prologue :
« Je tente d’imaginer cette lande particulière où mon père a erré, réfugié dans son lointain royaume.
Je suis sa dernière fille et, bien avant de mourir, il m’avait déshéritée lui aussi.
Peut-être était-il malheureux.
Je ne crois pas qu’il était fou. »


Le départ
Hiver 2005
« Un désir de roman m’avait réveillée avant l’aube et j’avais commencé à écrire, pendant des heures obscures, à lutter pour trouver un sens à l’informité de mes idées. L’incipit me résistait. Cent fois effacés, cent fois récrits, les mots enfant, mère et absence se blessaient dans la même phrase, lorsque mon père téléphona.
« Je déménage, Carina, m’annonçait-il. J’ai revendu mon appartement. Mes affaires seront transportées par bateau. Ça va me coûter cher mais j’ai comparé les prix. J’ai calculé. Tout est réglé. Je pars vivre à Marrakech. Je quitte la France. Tu prendras l’avion pour venir me voir. Il y a régulièrement des promotions sur les vols. Ce ne sera pas compliqué. »
Il avait détaillé sa décision comme on évoque une escapade anecdotique, des petites vacances. »


« Ce qui n’est pas nommé n’existe pas. »


« – Je ne crois en rien, avait-il dit.
– Je ne vais pas arrêter de boire du vin ni de manger du saucisson si c’est ça qui t’inquiète, avait-il dit.
Pourtant.
Son choix, j’en souffrais comme s’il n’était rien d’autre qu’un nouvel abandon, une réplique d’abandons très anciens, résonance de la source de mes plus profondes blessures. »


« Ma violence. Comment remonter à sa source ? Comment rejoindre l’origine de ce fleuve de lave creusé en moi ? Est-il possible de l’étancher ? Peut-on assécher sa propre sauvagerie ? J’en observe l’ébullition et je vois : une maman qui s’éloigne, des enfants que l’on fouette, un canapé kaki, velours en lambeaux, espace de sévices. Et puis il y a ce que je vois, et il y a ce que je ne vois pas. Ce qui fourrage, sous le lit, de l’autre côté du sol, au fond du fond, dont on ignore la nature. Occulte. Ce qui tue. »


« Bien sûr, nous savions qu’il y avait peut-être quelque chose de mal à nous opposer au choix conscient de notre père, à sa volonté de favoriser Asma, de la protéger, elle. Mais un homme qui déshérite ses enfants, cela pouvait-il vraiment n’avoir aucune conséquence ? Je repensais à la tempête terrible qui se déclenche, dans Le Roi Lear, après que Lear a déshérité Cordélia, ce que certains analystes nomment sa « faute ». Soudain le monde se retrouve aux prises avec la tyrannie d’un ciel noir, jeté dans le chaos. A travers la question de l’héritage, n’est-ce pas l’ordre du monde que l’on interroge ? »


« Peu à peu, je commençais un nouveau roman. Par respect pour ma profonde nécessité, écrire – mener cette aventure qui me permettrait, peut-être, d’accéder à ce qui jusqu’ici m’était resté caché. Puisque l’écriture est une exploration. Puisque l’écriture interroge. Puisque l’écriture dévoile. Ce qui n’es pas la même chose que de donner des réponses. L’écriture ne fige aucune croyance. Elle oriente les faisceaux. Éclaire les questionnements. Et j’explorerais, et je questionnerais, ce dont je pensais avoir manqué, en chemin. Je fouillerais. Jusqu’à voir, peut-être, qu’il n’y avait pas eu, dans l’enfance, que des gestes violents. Jusqu’à retrouver les accolades chaleureuses, les regards plein de fierté. Jusqu’à déblayer les noirceurs. Non pas les effacer. Les effacer eût été impossible. Il fallait au contraire continuer à avoir conscience des crimes afin d’éviter, plus que tout, qu’ils ne se reproduisent. Les regarder en face, ces crimes – ne jamais les oublier. Les archiver, enfin, pour qu’ils ne prennent plus toute la place. Libérer de l’espace pour les souvenirs heureux, d’où qu’ils viennent. Ainsi découvrir un ciel de ressources. Les ressources de la tendresse. De la douceur. De la consolation. Un ciel bleu. Bleu comme un tableau d’Yves Klein, peut-être, une représentation sensible de l’âme. Beau comme une œuvre d’art devant laquelle venir prier, les jours de gouffre. »

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