Voici un très beau récit de Thael et un bel hommage à sa mère.
Rosy, 90 ans, est atteinte d’Alzheimer. Elle ne peut plus rester chez elle. Il faut qu’elle se résolve à vivre dans un établissement. On lui découvre aussi un cancer des seins. A son âge, les médecins ne font pas dans la dentelle, c’est l’ablation. On ne la voit plus comme une femme mais comme une personne âgée qui n’a plus beaucoup de temps à vivre.
Thael évoque ce moment où les rôles s’inversent. Désormais elle est la mère de sa mère. Elle s’occupe d’elle. Sa mère a toujours été un peu farfelue mais la maladie accentue certains traits de son caractère. Les souvenirs s’effacent, alors elle tente de les consigner. Elle se réjouit que sa mère la reconnaisse encore, même si parfois elle la confond avec sa tante ou une autre femme de la famille, d’une autre époque.
Elle raconte le quotidien en maison de retraite, la vieillesse, les petits plaisirs gourmands, les bons et les mauvais côtés de la maladie. Avec générosité, elle partage des souvenirs et des anecdotes sur sa famille. Certaines sont très drôles, j’ai bien aimé la façon de compter les jours en nombre de culottes !
Ce récit se lit comme un roman, à la fois drôle et touchant, nostalgique sans être larmoyant. A la fin du livre, on a juste envie de rencontrer Rosy et de manger une crêpe avec elle. Une sacrée femme !
Vous pouvez prolonger cette lecture et retrouver le quotidien de Rosy sur le compte Instagram Tête de Mum ! Bravo Thael pour ce premier livre dont j’ai apprécié la plume sensible.
Incipit :
« Je déteste le mercredi.
Tu nous emmènes faire du shopping et je sais que cela va être long et ennuyeux. Je vois bien l’excitation dans vos regards, à ma sœur et toi. Votre fébrilité. Lécher les vitrines. Quelle est cette expression ? Je colle ma langue sur le verre pour voir quel goût ça a, tu m’ordonnes d’arrêter immédiatement, c’est sale, les chiens pissent dessus. J’ai beaucoup de mal à parler votre langage. J’essaie, pourtant, mais vous ne m’aidez pas vraiment. Vous vous arrêtez devant une boutique et, le temps que je comprenne ce qui peut attirer votre attention, vous êtes déjà reparties. Je suis en décalage horaire constant.
Je vous ai perdues. Résignée, je vous attends. Près d’un manège, la jeune vendeuse m’offre une glace pour me consoler. Je suis au paradis ! Elle est jolie, me sourit et me rassure. Lorsque vous me retrouvez, vous ne me reprochez rien. Je ne sais pas laquelle d’entre nous a eu le plus peur. Nous partons toutes les trois boire un coup pour nous remettre de nos émotions. Seul cet instant du mercredi me réjouit. Tu prends une bière pression, ça ne se fait pas tellement pour une femme, une mère de famille. Les autres clients nous regardent avec un air pincé. Moi, je suis fière de cette maman différente, farfelue. Tu termines toujours une journée shopping par une terrasse qui me réconcilie avec toi, tu sais y faire. »
« Aujourd’hui, nous n’allons plus faire de shopping et boire un verre en terrasse. C’est moi qui te surveille quand tu sors pour ne pas avoir à te retrouver près d’un manège, c’est moi qui t’offre des glaces. Tu t’accroches autant que tu peux. Chaque jour, les souvenirs se délitent, un nom que tu ne connais plus, un objet sont tu ne comprends plus l’usage. Hier, l’extincteur est devenu rouge, sa fonction a disparu, simple objet réduit à sa couleur. Aujourd’hui c’est le jus qui est devenu de tomate, de citron, rose ; tu tournes autour de l’orange, insaisissable, elle n’est plus à sa place.
J’observe cette version inversée de l’enfance où chaque jour est une découverte, devenue négatif de tout ce que la mémoire refuse de livrer. »
« Tu me reconnais même si tu ne sais plus très bien si je suis ta fille, ta mère ou ta sœur. Tu sens qu’il y a un lien du cœur, une présence qui veille sur toi. »
« – Vous partez en voyage ?
– Oui, je pars chez ma fille.
– Vous serez absente longtemps ?
– Oui, douze culottes. Bonne journée, cher voisin. »
« Les autres m’agacent. Leur besoin de tout ramener à la réalité est un carcan dans lequel je refuse obstinément d’entrer. Qu’est-ce que ça leur coûte de faire semblant ? La vie est une farce, qui mérite d’être jouée, malmenée, trichée ! »
« J’en suis arrivée à la conclusion que cette maladie est une parade trouvée par ceux qui ont peur de mourir pour ne plus avoir à regarder la mort en face. Il n’y a que quand on est enfant qu’on est éternel. »
« La peine était une plaie béante sur laquelle chaque souvenir de lui était comme du sel versé. »
« Rien ni personne ne nous prépare à cela, la femme âgée n’est pas qu’une petite vieille. La femme âgée est une femme comme les autres. »