Fuir l’Éden / Olivier Dorchamps

Adam, bientôt 18 ans, nous raconte sa vie dans la banlieue de Londres. Il vit dans un immeuble au style architectural particulier, l’Éden. Son enfance a été marquée par le départ de sa mère alors qu’il n’avait que 9 ans. Sa grand-mère maternelle est venue vivre avec eux durant trois ans avant qu’une maladie l’emporte. Il s’est retrouvé à protéger sa petite sœur Lauren de son père violent et alcoolique. Comment peut-il se construire malgré les traumatismes qu’il a subis durant son enfance puis son adolescence ?

Adam est le narrateur et s’exprime comme un jeune de son âge. Le langage est donc très familier mais il devient par moment plus soutenu car Adam a trouvé un petit boulot qui améliore son vocabulaire de banlieue. Il fait la lecture trois fois par semaine à Claire, une vieille femme aveugle. La littérature lui fait le plus grand bien, ainsi que les conversations avec cette femme d’un autre milieu. Elle le pousse à prendre sa vie en main.

Dans ce roman social il est beaucoup question de classes sociales, de racisme, de violence mais aussi d’amour, d’amitié et de la découverte de la sexualité.

Adam nous présente ses meilleurs amis, Ben et Paw. Ils sont tous les trois très différents, ce qui les lie c’est d’habiter l’Eden Tower. Ils réussissent à ne pas tomber dans la drogue, les bandes, etc. Avec beaucoup d’humour et d’autodérision, il décrit la misère dans laquelle il vit.

La famille de Pawel est d’origine polonaise. Les Polonais se retrouvent au sein de leur communauté : dans un quartier avec leur église et un magasin qui vend des produits polonais.

Ben se nomme en fait Tadalesh, il est arrivé de Somalie avec ses parents et ses sœurs. Il commence à être connu pour ses graffitis, de vraies œuvres d’art.

On ressent bien que la vie est différente selon le côté des rails où on habite. Le Brexit apparaît en arrière-plan du roman. Il y a du suspense jusqu’au bout. J’ai retardé la fin de ma lecture pour rester encore un peu avec Adam qui est un personnage très attachant. J’ai beaucoup aimé l’écriture d’Olivier Dorchamps. Ce fut une lecture très forte et émouvante pour ma part. La gorge serrée, j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt le récit de cet ado/adulte qui a grandi trop vite. L’ambiance n’est pas joyeuse mais le roman est tout de même lumineux.

Un coup de cœur que je vous recommande. Attention ce n’est pas une lecture pour la plage !

Note : 5 sur 5.

Incipit :

« Je vis du côté moche des voies ferrées : pas le quartier rupin avec ses petits restos, ses boulangeries coquettes, ses boutiques bio et ses cafés qui servent des cappuccinos au lait de soja à des blondes en pantalon de yoga. Non, tu passes sous le pont ferroviaire, au-delà de la gare routière et son rempart de bus qui crache une ombre vermeille le long du goudron flingué et, un peu plus loin, derrière le bosquet et les capotes usagées, la barre d’immeubles au fond de l’impasse, c’est chez moi. Au bout du monde. C’est ça, juste en face de la vieille bicoque victorienne transformée en mosquée. J’habite au treizième étage avec ma sœur Lauren et l’autre. Eden Tower, mais tout le monde ici dit l’Eden. »

« Notre chambre est un cube blanchâtre, comme les trois pièces de l’appartement ; des cubes blanchâtres vides de nos vies et remplis des saloperies qu’on nous vend. »

« Ce jour-là, Pav a juste eu le temps de crier « Hey ! Ben & Jerry ! On t’revoit bientôt ? » C’est comme ça que Tadalesh est devenu Ben ; à cause d’un pot de crème glacée piqué le matin même au supermarché. Il a eu du bol que ce ne soit pas de la Häagen-Dazs. »

« Même quand c’est la dernière des connes, la cliente a toujours raison. »

« Souvent, je lui demandais pourquoi elle travaillait si loin alors qu’un supermarché de la même enseigne, celui de Mister Ferguson, jouxtait l’Eden. « La vie ne fonctionne pas comme ça », répondait-elle avant de se pencher sur moi, de me caresser les cheveux et de chuchoter, « le choix n’existe qu’au-delà des rails. » »

« Bien sûr que je connais la môme suédoise qui insulte tout ce qui bouge avec sa gueule de fin du monde, c’est juste qu’à l’Eden, on n’est pas nombreux à bouffer bio ou rouler électrique. C’est un truc de riches ça. On recycle, oui si on veut, quand personne n’a foutu le feu aux conteneurs pour se distraire. »

« Les femmes, comme le temps, s’échappent parfois pour exister. »

« J’aperçois un couple. Ils se câlinent et s’embrassent sans prêter attention à l’autobus qui ralentit sous leurs vitres. Ils s’enlacent, se caressent et se murmurent des petits mots en riant ? Le temps d’un feu rouge, j’entrevois ce qu’aimer veut dire. »

« Elle est la seule à croire que nos mondes convergeront un jour ailleurs que dans un tunnel. »

« Pav fourrait un pot rapidos sous son bonnet. Ça lui gelait la tête mais il prétend que, comme il est polonais – il s’appelle Pawel – il est immunisé contre le froid. Il dit beaucoup de conneries de ce genre. Avec sa gueule d’ange, il passait pour un gamin sans histoires et n’éveillait pas le moindre soupçon chez l’agent de sécurité. Le mec n’intervenait jamais ; les riches, ça ne vole pas. Sauf les cleptomanes mais on leur a inventé une maladie pour qu’il ne finissent pas en tôle. »

« À vrai dire, Ben et moi sommes un peu la crème de l’Eden ; on ne deale pas, on ne rackette pas les petits, on ne se balade pas avec un couteau ou un marteau dans la manche, on ne fume même pas de beuh. Enfin pas souvent. »

« Je les vois bien baisser la tête ou changer de trottoir quand ils me croisent dans la rue. Dans leur esprit, je coche toutes les cases de la violence. Ils ont raison. Si Claire ne m’avait pas tendu de mots pour l’exprimer, il y a longtemps que ma colère aurait atterri dans une vitrine. »

« Moi, je n’ai pas trop d’avis sur les filles. J’ai grandi avec l’autre qui ressasse que toutes les femmes sont des salopes et qu’il espère que Lauren tournera mieux que sa mère. »

« Claire a raison, le temps embellit les souvenirs ; les souvenirs heureux en tout cas. Mais quand il n’en reste presque aucun et qu’aucune photo n’est là pour nous les rappeler, à quoi se raccroche-t-on ? Aux souvenirs malheureux, ceux-là mêmes qu’on crève d’essayer d’oublier ? Personne ne photographie le malheur après tout, ou alors celui des autres. Il n’y a qu’à voir les touristes qui nous mitraillent devant l’Eden. »

« On ne quitte jamais vraiment l’Eden, un seul regard suffit à nous y emprisonner de nouveau. »

« Comme je disais, c’est elle qui a déniché la petite annonce de Claire au supermarché. Quelqu’un l’avait punaisée au panneau Love your Community, dans un recoin mal éclairé, près de la porte de sortie. Ça disait, « Dame aveugle cherche personne pour lui faire la lecture deux heures et demie, trois fois par semaine », suivi d’un numéro de téléphone. Karolina a ajouté, « si tu veux pas une vie de ce côté-ci des rails, je te conseille de téléphoner ». C’était mieux payé que d’ouvrir des carton chez Mister Ferguson.

Alors j’ai appelé. »

« Je mentais ma mère à ma sœur. Je ne la racontais pas, je la mentais. Au début je m’agrippais à mes propres souvenirs pour inventer une mère heureuse dans une vie qui n’a jamais été la sienne. Mais ceux-ci se sont vite taris. A neuf ans on ne pense pas à les engranger. »

« Un jour, je lui ai demandé si elle avait aimé sa jeunesse. Elle a marqué un silence et a murmuré « l’enfance reste l’enfance. Qu’on la chérisse ou qu’on la maudisse, elle détermine notre destin. » »

« À cause d’elle, je n’aurais jamais d’enfants car j’ai trop peur de les faire souffrir, trop peur de tout planter, moi aussi, du jour au lendemain pour quelqu’un d’autre. Je suis hanté par la crainte qu’il existe un gène de l’abandon, que si ça se trouve on devient abandonneur de père en fils, de mère en fils. »

« – Vous êtes jeune, accusa une voix aux accents snobs.
– J’viens d’avoir quinze ans, M’dame.
– Vous lisez bien ?
– Faut voir, j’crois qu’oui.
– Il faut voir, je crois que oui. Commence par articuler. J’enlève cinquante pence par syllabe que tu avaleras. Tu viens de perdre deux Livres sur ton premier salaire.
– J’rêve ou quoi ?
– Deux Livres cinquante.
– Eh oh ! C’est quoi c’te délire !
– Trois livres en moins de vingt secondes. Nous allons faire des économies, Amélie. »

« Quand elle s’était aperçue que je prenais goût à la lecture, Claire m’avait mis en garde : « N’oublie pas de vivre au moins autant que tu lis, Adam. Les romans permettent de mieux vivre et la vie, de mieux lire. C’est une question d’équilibre. Le jour où tu auras trouvé le tien, il te propulsera vers ton avenir. Sers-toi des livres pour vivre pleinement ta vie, mais ne vis pas uniquement à travers eux. » Je comprends maintenant ce qu’elle voulait dire. »

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