La Tour / Doan Bui

Voici un roman difficile à résumer car comme l’indique la quatrième de couverture dans cette tour du 13ème arrondissement de Paris il y a « 4 ascenseurs, 37 étages, 296 fenêtres et combien de vie ? », c’est une sorte de « Une Vie mode d’emploi 2.0 » en référence à Georges Perec.

On suit deux familles qui ont fui le Vietnam dans les années 1970. L’histoire postcoloniale est très présente, ainsi que la question de l’identité. D’autres personnages de cette tour apparaissent brièvement pour réapparaître plus loin et plus longuement dans le roman. La dernière partie du livre se passe en 2045, l’autrice observe la Tour et ses habitants anciens ou nouveaux. J’ai bien aimé le coté futuriste de cette partie que j’aurais aimé voir développée davantage.

Il faut tout de même que je vous prévienne, il y a des notes de bas de pages, assez nombreuses au début et qui parfois occupent plus de place que le texte sur la page. Certains adorent les notes de bas de pages alors que d’autres sont gênés dans leur lecture. Entrer dans ce roman demande peut-être un effort mais il en vaut clairement la peine. Les personnages et les histoires sont intéressantes. D’ailleurs les notes de bas de page sont utiles et sont souvent des histoires à elles seules.

Le propos est également intéressant. Doan Bui aborde les difficultés d’intégration pour ces familles vietnamiennes dans ce « Chinatown parisien » où on ne fait pas de différence entre les personnes asiatiques, tout le monde est Chinois aux yeux des gens.

Ce roman parle aussi de différence, de personnes qui cherchent leur place. Vous rencontrerez un jeune homme qui se prend pour un chien et surtout qui pense être la réincarnation du chien de Michel Houellebecq, et c’est très drôle.

Il y a aussi un étudiant sénégalais fan de Proust, une pianiste roumaine devenue nounou qui tente de joindre sa petite fille restée dans son pays, etc. Bref c’est un foisonnement d’histoires et de thèmes qui forment une radiographie de la France. Le roman se déroule en 2020, période du covid et donc du confinement dont les personnages évoquent les conséquences sur leur vie.

Un premier roman impressionnant par la somme des idées et sa construction mais aussi pour son ton piquant et sa plume incisive. Chaque personnage a une consistance et donne son point de vue, ses sentiments amenant le lecteur à réfléchir sur la société, sur son mode de vie. Un livre à la fois très actuel, instructif, drôle, plein de poésie que je vous invite à découvrir et à gagner sur mon compte Instagram grâce au concours organisé avec Lecteurs.com et la Fondation Orange !

Ce roman fait partie des 5 finalistes du Prix Orange du Livre 2022.
Votez pour votre roman préféré avant le 5 juin !

Note : 4.5 sur 5.

Incipit :

« On a récemment découvert que les pieuvres changent de couleur lorsqu’elles rêvent. Comme les pieuvres, les Tours changent de couleur la nuit. Peut-être qu’elles rêvent aussi. Il faudrait un biologiste urbain pour étudier les subtiles modifications qu’une Tour connaît sous la lune. »

« Tous les soirs, il s’était entraîné au « shift ultime ». Et puis un jour, c’était arrivé. Il s’était métamorphosé. Il avait fusionné avec l’âme du défunt chien de Houellebecq. Il était désormais Clément le chien. »

« Quand la ville fut déconfinée et que les parcs furent rouverts, Cléments se précipita au parc de Choisy. Il se mit à quatre pattes et aboya. Personne ne le regarda. La capitale était désormais habituée à l’étrangeté, on voyait des vieilles dames avec des bouts de tissu fleuri sur la bouche ou des bonnets de soutien-gorge recyclés, des passants se baladaient avec des masques de snorkeling, d’autres avec des visières en plastique : dans ce paysage surréaliste, un homme-chien passait inaperçu. En ce mois de mai 202, Clément était presque heureux. »

« C’était en plein centre-ville, Victor avait vu passer la manifestation, il n’avait pas compris ce qui se passait, il n’avait pas entendu la détonation, puis se rapprochant, il avait vu l’homme brûler. Il ne criait pas. Victor cru qu’il était illusionniste. Plus tard, cet événement serait qualifié d’historique. Mais Victor aurait du mal à en saisir la portée : on ne sait jamais, au moment où elle se déroule qu’on vit l’Histoire. Peut-être parce que c’est toujours les événements qui prennent le dessus, que l’Histoire avec son grand H écrase toujours les histoires individuelles. C’est si fragile, une vie. »

« Il était trop tard. Il ne pensait pas qu’il lui fût désormais possible de trouver un refuge ailleurs.
Qu’il lui fût. Encore un imparfait du subjonctif. Est-ce que ça s’entendait un accent circonflexe quand les vrais Français le prononçaient ?
C’était si beau, l’imparfait du subjonctif. »

« Le monde se séparait en deux. Ceux qui voyaient clair et loin, et pouvaient agir sur le réel. Et ceux qui voyaient flou, contraints à subir. Des touristes égarés incapables de lire les panneaux d’orientation, des losers de l’existence. »

« Des nha que ! (Ça se prononçait niakoué, insulte qui les désignaient eux, les chinetoques. En vietnamien, ça voulait dire « ceux qui vivent à la campagne », et par extension : plouc, ringard, blédard, naze, en somme.) Voilà ce qu’ils étaient devenus. »

« Ses parents étaient français, leur décret de naturalisation, le 189488X78, était immortalisé dans le Journal Officiel. Ils avaient une carte d’électeur, une carte Vitale, tous ces bouts de plastique et de papiers étaient de précieuses preuves d’existence (et l’on n’a jamais assez de preuves d’existence quand on vient de nulle part), mais en temps de crise, ça ne pesait pas grand-chose. Le pire était toujours possible. Partout dans le monde, on s’en prenait aux Asiatiques. Coupables d’avoir colporté le virus. »

« 1. Il s’agit d’une journalistes dénommée Doan Bui qui, notons-le, ne fait pas honneur à la profession puisqu’elle vient d’enfreindre la charte de déontologie de la presse, selon laquelle un professionnel de la presse ne doit pas mentir sur ses fonctions pour obtenir des informations. Encore plus méprisable : sa façon de parler vietnamien pour amadouer cette pauvre Alice Truong qui est tombée dans le panneau. »

« 1. Si en France, tous les restaurants asiatiques, qu’ils soient japonais, vietnamiens ou thaïs sont tenus par des Chinois, à Budapest, Berlin ou Bucarest, ce sont les Vietnamiens qui tiennent les restaurants de sushis, de nouilles chinoises, voire de nan indiens, sans compter les salons de massage thaïs. Au 12ème étage de la Tour, Quyn Anh Pham, Vietnamienne, a ainsi été quand elle habitait à Berlin thaïlandaise dans un salon de massage, japonaise dans un restaurant de sushi, taiwanaise dans un bar à bubble tea. »

« Elle avait téléchargé l’application « Écrivez vos romans en un mois », avant d’abandonner pour un générateur de poésie aléatoire. Elle s’essaya à la méditation Vishapana, « Apprenez à méditer en 2 minutes chrono ! », mais même ces deux minutes étaient trop longues. Son cerveau, drogué, s’était habitué à sautiller d’une image à l’autre. Elle ne parvenait même plus à lire un roman, happée par les notifications de son téléphone. La force centripète du Web la décentrait. »

« Effacer les plis au fer était une façon comme une autre de se venger des accrocs inattendus de l’existence. »

« Machinalement, elle se mit à scroller sur son téléphone. L’icône de Tinder clignotait, elle haïssait la petite flamme rouge, la farandole des photos, le catalogue de chair fraîche à disposition. C’était aussi angoissant que faire ses courses au Franprix : ça commençait par les tergiversations autour des yaourts, fallait-il opter pour du 0% ou du 2% de matière grasse, bifidus, velouté, grec, ou plutôt soja, les laitages étaient mauvais pour l’organisme, mieux valait le yaourt de soja, mais le soja n’était-il pas bourré d’OGM, et le jambon, sans sel ajouté, bleu blanc cœur ou sans nitrites de sodium ? »

« Avec la liberté venait le doute. On marchait, on hésitait à la croisée des chemins, plantée devant les carrefours, où la petite voix off susurrait : à droite, à gauche, fais ton choix, et ne te trompe surtout pas, tu n’auras pas de vie supplémentaire. La voix n’était pas aussi rassurante que celle, ferme et synthétique, du GPS qui assénait « Faites demi-tour immédiatement ». Elle était filandreuse, insaisissable, noyée de milliers d’échos, qui ouvraient d’autres portes, d’autres possibilités, d’autres chausse-trappes. »

« Le sexe sans amour, pour elle, c’était comme le jogging. Au départ, on trouvait ça formidable, on se sentait héroïque d’avoir réussi à terminer un tour de parc, mais le plus pénible était le moment qui précédait, où il fallait enfiler des baskets et se dire « quand il faut y aller, faut y aller ». »

« Quant aux Occidentaux, les Tay, Alice Truong les haïssait, mais elle les admirait aussi. Elle avait toujours respecté la force et la puissance, fussent-elles injustes. Les Blancs décidaient de l’avenir de la planète. La décolonisation ? Quelle blague. Les Blancs avaient gardé l’argent et le pouvoir. Leur supériorité innée, était telle, que lorsqu’ils s’installaient dans un pays étranger, ils n’étaient pas des « immigrés », mais des « expatriés », fêtés et flattés. Un jour, dans un instant d’accablement, Alice avait fait cet étrange aveu :
– Peut-être que nous avons fait quelque chose de mal, dans une vie précédente, pour avoir tant de malheurs et n’être pas aussi blancs qu’eux. »

« C’est vrai, tout était rigide chez Virgile, son vieux costume en velours exhumé des années 60, sa façon de parler, son français châtié et désuet, dont elle se moquait. « Tu emploies même des imparfaits du subjonctif comme mon père, personne n’emploie le passé simple et l’imparfait du subjonctif, à part dans les livres. » »

3 commentaires sur « La Tour / Doan Bui »

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