Le monde est à toi / Martine Delvaux

« Lettre de mère en fille »

Voici un très beau livre rédigé à l’attention d’Elie, 14 ans. On entre dans l’intimité de Martine Delvaux, dans sa relation avec sa fille. Et c’est beau, touchant, ce regard de mère, tout cet amour, cette sincérité. En toute modestie et simplicité, elle tente de dire les valeurs de son éducation pour sa fille. Au-delà du féminisme, elle a surtout essayé de la sensibiliser à toutes les formes de discriminations, pas uniquement celles des femmes, mais aussi l’homophobie, le racisme, etc. Elle prône une ouverture aux autres, au monde. Elle l’encourage à être celle qu’elle veut être sans se soucier du regard et des remarques d’autrui. Elle lui insuffle sa force et son courage en espérant que la situation évoluera pour elle, pour sa génération. Martine Delvaux distille ses conseils dans cette lettre à sa fille. Elle fait de nombreuses références à des autrices, chanteuses, militantes, universitaires, etc. Elle intercale des citations comme celles-ci, dont on retrouve les références à la fin du livre.

« L’amour romantique, comme il est communément compris dans la culture patriarcale, rend les gens inconscients, dépossédés et dépourvus de contrôle. »
bell hook

« On meurt pour que d’autres naissent
On vieillit pour que d’autres soient jeunes
Le but de la vie est vivre
Aimer si tu peux
Et donner au suivant »

Kate Tempest

Ayant une fille, je me pose souvent des questions sur son éducation. J’avais d’ailleurs lu le livre de Chimamanda Ngozi Adichie, « Chère Ijeawele, ou Un manifeste pour une éducation féministe », où l’autrice écrit une lettre à une amie qui vient de donner naissance à une fille. Dans ce dernier il était davantage question du rôle du père. Dans « Le Monde est à toi » (magnifique titre plein d’espoir), la figure paternelle est peu présente car ils sont séparés. Il y a essentiellement cette relation mère-fille. J’ai trouvé son propos très intéressant et actuel. C’est accessible et agréable à lire. Son écriture m’a happée de suite et je n’ai qu’une envie, lire tous les livres de Martine Delvaux.

Merci Les Avrils pour cette belle découverte venue du Canada.
Merci Babelio pour cette masse critique très inspirante.

Note : 4.5 sur 5.

Épigraphe:

« On ne naît pas féministe, on le devient. »
bell hooks

« Je n’ai jamais pensé que j’avais le droit de dire aux mères comment élever leurs filles en tant que féministes. Qui peut se permettre d’affirmer une chose comme celle-là ? A partir de quelle position et de quels privilèges ? Qui suis-je, moi, pour oser faire ça ?

Mais ce que je peux faire, c’est parler de ma vie avec toi, de ce que ça m’a appris de vivre avec toi.

Cet amour-là. »

« A la fin, je trouve cette phrase, celle qui attrape en quelques mots l’essence de ce que je voudrais te transmettre : Si je pense, peut-être que je résiste. »

« Il faut les grèves de femmes pour s’opposer à la non-mixité du monde dans lequel on vit. Le fait de se rassembler stratégiquement les unes avec les autres devant eux, non parce qu’on les hait tous, ni parce qu’on considère que leur présence est inutile à l’intérieur des luttes féministes ou dans la vie ordinaire, mais pour enfin, peut-être un peu, se faire entendre en se faisant voir. »

« Toi, tu n’as jamais été à moi. Je te porterai toute ma vie, du plus près au plus loin. Mais toi, tu n’as pas à me porter. »

« C’est pour cette raison que, plus j’avance dans ces pages, plus les livres qui m’habitent sont ceux de militantes, de féministes noires américaines qui, en nommant les choses, en dépliant l’histoire, en écrivant la place qu’elles occupent, celle qui leur a été attribuée et celle qu’elles prennent, me remettent doucement et fermement à la mienne. »

« Être féministe, ce n’est pas, comme certains individus se plaisent à le caricaturer, se complaire dans une position de victime. Être féministe, c’est être vigilante, curieuse et à l’affût, critique et soupçonneuse des discours dominants. C’est regarder derrière pour voir devant, et continuer à rêver, par des paroles et des gestes militants, un monde plus tolérable, un monde où l’on vivait mieux.

Être féministe, c’est être une trouble-fête, écrit Sara Ahmed, et devenir féministes, c’est choisir de demeurer, aussi longtemps qu’il le faudra, celle qui étudie. Occuper la place non pas de quelqu’un qui sait tout (comme on le reproche trop souvent aux féministes), mais celle de la personne qui apprend, qui tente sans cesse de comprendre. »

« Si tu n’as pas le pouvoir de retirer ta propre peau, tu as le devoir de ne pas rester muette.

Tu dois t’indigner. »

« Françoise Collin affirmait que la question dite des femmes n’est pas une question de femmes, mais bien la question sociale majeure d’aujourd’hui. Et Kossi Efoui, lui, écrivait récemment : Croire que le féminisme est une question féminine relève de la paresse. »

« Et quand la fatigue me rattrape, quand je me mets à douter, quand je m’accuse de médiocrité parce qu’aucun geste n’est vraiment à la hauteur de la cause et qu’on ne sait pas ce qui va rester et ce qui sera effacé, quand je crains d’écrire dans le vide, phrases lancées en vrac dans l’univers avec l’espoir fou que quelques-unes retombent sur Terre… quand j’ai envie d’abandonner, je pense à toi, et à ce que je t’ai souvent dit : il faut avoir une passion, il faut trouver cette chose qui te fait respirer et sur laquelle tu pourras toujours compter parce que tu pourras la sortir de ta poche comme un as qui te donne un sens à ton existence. »

« Au fond, il n’y a pas de passage entre l’enfance et l’âge adulte, pour les filles. L’adolescence n’est que l’antichambre d’une féminité adulte toujours déjà atteinte. Et à l’inverse : cette féminité adolescente, représentée comme immature, labile, superficielle, instable… nous colle à la peau pour toujours. »

« Je n’ai jamais exigé que tu embrasses ou que tu te laisses embrasser par des personnes que tu ne connaissais pas ou que tu connaissais, mais vers qui tu n’avais pas envie d’aller, pas à ce moment-là ou même jamais. Je ne t’ai pas poussée dans leurs bras. Je ne t’ai pas montré qu’être une bonne petite fille, c’était de te mettre à disposition. Et aujourd’hui, je te rappelle que tu es maîtresse de ton corps. Que tu as le droit de dire non. Que tu peux ne pas sourire si tu n’as pas envie de sourire. Que tu ne dois pas faire confiance quand tout te pousse à te méfier. Que tu n’as pas à être douce, aimable, gentille pour plaire aux autres et répondre à leur désir, pour correspondre à ce que c’est qu’être une fille. Aujourd’hui, je te dis aussi que tu dois savoir parfois mentir pour te préserver. Ne pas tout dire. Ne pas tout révéler ou avouer. Ne pas penser que le monde entier a un droit de regard sur chaque aspect de ta vie. Et tu n’as pas à toujours être polie. Parce que tu ne feras jamais l’unanimité, et que tu n’es pas forcée de plaire, et surtout pas à la moitié masculine de l’humanité dont le regard posé sur toi serait garant de ta place sur cette Terre. »

« Aime qui tu veux.
Habille-toi comme tu veux.
Parle, marche, danse, mange comme tu veux.
Joue avec les codes.
Invente.
Maquille.
Questionne.
Clignote.
Interroge.
Profane.
Dénature.
Chuchote.
Détourne le regard.
Ne souris pas.
Envoie promener.
Refuse.
Résiste.
Contourne.
Dérange.
Fuis.
Crie.
A plein poumons.
Sans réserve.
Sans aucune hésitation. »

« N’aies pas honte. Et si tu as honte, trouve dans la honte une raison et une manière de t’opposer et de t’engager. Parce que la honte, celle dont on fait l’expérience lorsqu’on est minoritaire ou dominée, qu’on ne correspond pas à la norme (blanche, masculine, hétérosexuelle, en bonne santé physique et financière) et qu’alors on apparaît à la fois trop et pas assez, trop visible et sous-représentée, cette honte-là est aussi le début de l’empathie et de la relation. Les yeux qui baissent, la peau qui rougit sont aussi une passerelle, comme le suggère Eve Kosofsky Sedgwick, une main tendue. Si tu as honte, ne porte pas ta honte toute seule. Fais usage, plutôt, de la contagion. »

« Je n’ai pas cherché à faire de toi quelque chose en particulier. J’ai seulement voulu t’aimer, le mieux possible, essayer de te donner de quoi avancer dans le monde avec les pieds bien plantés, avec l’assurance de mon amour, de ma fidélité à cet engagement-là, dans ma vie : ma vie avec toi. Te placer, toi, au centre. »

« Peut-être que tu es l’exemple de ce qui se passe quand le féminisme va de soi. Quand c’est le plancher, le strict minimum, l’option par défaut, le féminisme plutôt que la discrimination, le sexisme, la misogynie. Peut-être que tu es la fille postféministe d’une mère féministe. Peut-être que tu es le visage de cet avenir-là.

Néanmoins, je ne t’imagine pas te définir comme humaniste parce que le féminisme ne serait déjà plus à l’ordre du jour. Comme si le féminisme était un militantisme de bas étage alors que parler d’humanisme correspondrait à une lutte digne et noble. Je sais que tu sais que ce serait noyer le poisson parce qu’on se trouve encore aujourd’hui dans la nécessité de lutter pour l’égalité. Le jour où on n’aura plus besoin du féminisme, alors on sera dans une logique humaniste. La même chose pourrait être dite des luttes antiracistes ou contre l’homophobie, la même chose doit être dite de toutes ces luttes qui s’opposent aux inégalités et à la discrimination. Le féminisme est une étape obligée. Refuser de le reconnaître et refuser de se dire féministe n’est qu’une grosse lâcheté. »

« Ne cherche pas à être parfaite. La perfection est un leurre, elle n’existe pas, sinon dans la tête et les yeux de ceux qui ont tout intérêt à nous exclure. A contraire, sois imparfaite, refuse de correspondre aux attentes, joue comme tu le veux aux jeux qui t’intéressent, et ne crains pas la désobéissance. Parce que tu peux aussi tricher, et ainsi gagner contre un sexisme qui fait tout pour que tu n’aies pas envie de jouer.

Refuse de te plier comme l’origami parce que celui assis à côté de toi dans le métro, le bus, le train, l’avion est installé jambes bien écartées, qu’il monopolise l’accoudoir central, que ses pieds sont collés tout bonnement sur les tiens, que tu dois l’enjamber pour passer… Impose-toi.

Refuse, de la même façon, de suivre le courant général, cette marée qui balaie les œuvres de femmes vers les recoins de la marge pour diffuser à grande échelle le moindre coup de pinceau masculin.

Souligne, quand tu peux, la prédominance d’un boys club dans une exposition, un catalogue d’édition, le cahier « Livres » d’un quotidien, la programmation d’un cinéma de répertoire, le syllabus d’un cours, la playlist d’une émission de radio…

Dénonce, haut et fort, la représentation non proportionnelle des individus au Parlement et au sein des conseils d’administration, parce que tout le monde mérite d’être assis à la table, pas seulement ceux qui trouvent dans le regard des gens qui sont en face le reflet de leur propre visage. C’est tout simple : il faut le dire comme les Guerrilla Girls, avec tout ton amour, en précisant que tu es certaine qu’ils se sentent très mal de constater cette réalité, l’erreur qu’ils ont commise, et qu’ils sont prêts à faire tout leur possible pour la rectifier ! »

« Tu n’as pas lu mes livres. Tu n’as jamais été particulièrement intéressée par cette partie de ma vie. Tu m’as accordé cette liberté. Mais quand tu as lu les premières pages de ce qui allait devenir ce livre, les larmes ont coulé sur ton visage. Tu m’as dit : Personne n’a jamais écrit des choses comme ça sur moi. »

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