J’ai trouvé ce premier roman très bien écrit et très juste. Il y a des passages assez crus mais cohérents avec le propos. Le sujet est intéressant et le point de vue également. Joy Majdalani nous place dans les pensées d’une adolescente de 13 ans. Sa vie est conditionnée par sa classe sociale. On ne se mélange pas avec n’importe qui, on reste entre francophones.
Rien n’est dit mais on comprend qu’elle est au Liban dans un collège catholique, au départ réservé uniquement aux filles puis quelques garçons dont les sœurs fréquentes déjà l’établissement ont pu être inscrits et améliorer ainsi les revenus de l’école. Les filles portent un uniforme mais certaines savent se démarquer et mettre en valeur leurs formes, sous le regard réprobateur des religieuses. Alors qu’à cet âge toutes ne sont pas encore formées, comment plaire quand on a une pilosité excessive. Il y a donc les complexes et l’admiration pour les filles populaires. Et c’est le cas pour notre narratrice et personnage principal qui aimerait beaucoup être dans la bande des « Dangereuses ». Treize ans, c’est l’âge ingrat dit-on, mais ici c’est surtout l’âge des premiers émois et de l’éveil à la sexualité.
Elle se connecte sur l’ordinateur familial dans le salon pour « chatter » avec des garçons inconnus, essayant de savoir ce qu’ils aiment chez les filles et en matière de sexualité. Car au collège, les filles populaires ont un petit copain et font certaines choses avec les garçons. Oui mais quoi ? C’est ce qu’elle essaye de savoir et de comprendre via Internet, tout en se rapprochant stratégiquement des filles proches des « Dangereuses ».
On se rend compte alors des discours véhiculés par l’école mais aussi l’éducation des parents. Les filles ont une réelle méconnaissance de leur corps. Et plus il y a d’interdits plus elle a envie de les transgresser. Cette fille n’a peur de rien. Son corps bouillonnant de désir et de fantasmes a envie d’expériences. A travers le portrait de cette jeune fille, l’autrice nous parle de féminisme. Avec une écriture énergique, elle nous fait ressentir son urgence à s’initier à la sexualité. Une lecture qui ne laissera personne indifférent ! Je suivrai avec plaisir le parcours littéraire de Joy Majdalani qui vient de faire une entrée remarquée et remarquable. Un texte qui est à sa juste place, dans la collection « Le courage » chez Grasset.
Incipit :
« Je vous parle de ces filles qui m’ont donné le goût des garçons.
Au fond de notre classe de 5ème, près du radiateur, des fenêtres, somnolent les Dangereuses : Soumaya, Ingrid et leur bande. L’uniforme du collège Notre-Dame de l’Annonciation enveloppe les fesses et les seins neufs. L’affreuse jupe portefeuille retroussée jusqu’au-dessus des genoux, une provocation quotidienne lancée à la surveillante : un apprentissage de désobéissance civile – une organisation souterraine, en maquis, la force du nombre en recours contre ce cerbère aux portes du collège, mesurant la longueur du tissu sur les cuisses et qui tous les jours peut punir deux ou trois déviantes, pas plus. Les autres sont laissées libres alors que leurs sœurs martyres sont cloîtrées à l’Aumônerie, attendant que leurs parents viennent les récupérer.
Au centre de la classe, le fief des insignifiantes. Chaussettes hautes bordées de dentelle, lunettes orange ou vertes, peu sexuelles, duvets de moustaches, sous-pulls en flanelle portés sous la chemise, imposés par une mère inquiète, de celles qui préparent les goûters à la symétrie militaire, qui ne laissent au vice aucun espace où fleurir. On reconnaît leurs filles à la lenteur qu’elles mettent à quitter cette zone de transit qu’on appelle l’âge ingrat, se laissant couver dans cet entre-deux, tandis que leurs nez, pressés de rejoindre l’âge adulte, se contorsionnent en déformations bizarres, qui préfigurent, au milieu d’un visage poupin, les grandes métamorphoses à venir. »
« Nos livres de SVT nous avaient appris qu’à la puberté les garçons et les filles développaient chacun une pilosité propre à son sexe : les caractères sexuels secondaires. Nous avions retenu cette information sans froncer nos monosourcils. Certaines d’entre nous cultivaient la moustache depuis l’école maternelle. »
« La génétique n’expliquait pas seule la variété de nos pelages. Un facteur environnemental déterminant venait soulager de rares chanceuses. Elles avaient des mères clémentes qui les autorisaient à recourir à l’épilation. Leur mansuétude nous faisait miroiter un monde où nous pourrions nous aussi bénéficier des artifices de la féminité, où nous aurions une mainmise sur nos destins et le pouvoir de corriger les défauts dont la biologie nous avait accablées. Nous les brandissions en exemple pour faire flancher nos propres mères. Nous menions des campagnes : tous les soirs, nous arguions, marchandions, pleurions. Les bandes de cire nous restaient interdites. »
« Je ne saurai jamais ce qui distingue Soumaya et Ingrid du reste des filles, mais j’ai consacré ma vie à leur étude. Leurs cuisses blanches sous leurs jupes, leurs décolletés obscènes dès qu’elles ouvraient les deux boutons supérieurs de notre uniforme à carreaux m’avaient propulsée dans une quête effrénée. Il fallait leur ressembler, car elles seules goûteraient un jour la vie dans ce qu’elle a de plus intense, goûteraient l’amour dans ce qu’il y a de plus éperdu. Il fallait leur ressembler : il y allait des garçons. »
« Nos mères cherchaient, à tâtons, ces brèches à travers lesquelles la tentation pourrait se faufiler. Elles nous interrogeaient sur les habitudes de nos camarades et de leurs parents, se délectaient de nos petites délations autour de la table du dîner. Les soupçons se portèrent rapidement sur Bruna, dont la mère, divorcée, vivait à l’occidentale.
Il faut dire que les vantardises de Bruna accablaient sa mère, qui avait également le tort d’être plus jeune que les autres mamans. Pour ses treize ans, Bruna racontait à tout le monde qu’elle avait reçu de sa génitrice son premier préservatif : un de ces gadgets touristiques agrémentés d’une tour Eiffel, qu’elle me montra dans sa chambre un après-midi. C’était la première fois que j’en voyais un. Au cours des mois qui suivirent, Bruna me fit découvrir bien des choses que je voyais pour la première fois, m’apprit des mots que je rougissais de répéter. On me l’avait désignée comme mauvaise fréquentation. Je m’étais précipitée vers elle pour raviver notre amitié ancienne, dans l’espoir de me faire éclabousser par cette influence et les sombres dangers qu’elle portait. »
« D’autres fois, je me persuadais que sa réussite tenait à ce trait de caractère, mélange de courage, d’insolence, d’indignité et de sang-froid, que ma mère prêtait aux salopes. Elles détenaient ce qu’elle-même n’avait jamais pu obtenir : des relations mondaines ou un mari riche. Toi et moi, ma fille, me répétait-elle sans me regarder, nous sommes trop intègres, trop vraies. C’est pour cela que nous n’aurons jamais ce qu’ont ces salopes. »
« Je ne craignais pas la brutalité des garçons. Est-ce qu’on craint l’incendie lorsque l’on meurt de froid ? »
« Plus que la souillure du sexe, c’était celle du déclassement qui m’inquiétait. Le seul commandement que notre éducation avait réussi à graver entre nous. Le français était l’indicateur absolu qui nous permettait de reconnaître ceux avec lesquels il convenait de s’associer sans honte. »
« Nous ne disposions pas alors de cette faculté d’emporter avec nous, dans nos poches et nos cartables, nos interlocuteurs électroniques. Internet n’avait pas encore atteint son point d’ubiquité, et nous étions contraints d’interrompre les conversations lorsque nous nous éloignons des ordinateurs statiques. »
« Je me flattais à présent d’avoir visé juste, de savoir que mes fantasmes correspondaient aux mouvements instinctifs des garçons. J’étais née pour exciter.
En attendant mon invitation à la prochaine fête, ou à celle d’après, j’apprivoisais, en écoutant les Dangereuses, cette existence où l’on vivait à moitié nue aux côtés des garçons. J’y pensais tellement que tout cela finit par me sembler banal, comme si j’avais, moi aussi, pris part à ces rencontres. »
« Je n’étais pas une Dangereuse. Elles ont cette insolence furtive qui ne s’attire jamais de foudres. Elles ont le goût des transgressions silencieuses et jouissent plus fort derrière les portes closes. Elles ont appris très tôt ce que les brimades ont fini par me faire comprendre : pour vivre libre, il faut contenter ceux qui exercent leur pouvoir sur vous. Pour fuir les donjons les plus hauts, il suffit de tisser des cordes de mensonges. Ces filles de l’Annonciation savaient : la liberté se conquiert en levant les yeux dans le dos des surveillantes. »
« Ce n’est que sur ces deux registres qu’il convient d’être une jeune fille. Réticente ou délicieuse. Jamais enflammée. Il faut savoir se dérober, ou savoir s’offrir. Les hommes qui rêvent de nous corrompre et ceux qui nous protègent de leurs appétits s’accordent au moins sur cela. Nous avons reçu trop tôt un pouvoir dont nous ne mesurons pas l’ampleur, semblables en cela à ces jeunes monarques propulsés sur le trône à la mort du père. On les place sous tutelle pour éviter qu’ils ne brûlent le royaume en une nuit. Nous, nous sommes seules avec notre trésor. »
« Voilà comment sont les putains : à tort, on les croit faciles. En vérité, elles ne cherchent pas à résister. Ce que veulent les garçons, elles le veulent encore plus fort. Le sexe ne leur fait pas violence. Elles oublient qu’il leur fut feindre l’effarouchement. Avoir l’air de se refuser, au moins pour la forme. Ou avoir la décence de rester discrètes.
Pour les putes, il n’y a pas d’assouvissement heureux, pas de vrai triomphe. On ne blâme jamais les garçons qui suivent leurs pulsions jusque dans les chattes des putains. Le désir des jeunes garçons, on le comprend et on l’excuse. Mais elles, on ne comprend pas tout à fait pourquoi elles se laissent faire.
J’ai grandi avec ce mot de pute prêt à s’abattre à la moindre incartade. Avant même les premières excitations, j’en ressentais la menace. Il était vain de vouloir lever cette suspicion. J’acceptais d’être pute pour être libre. Je ne rusais pas. »
« J’avais un appétit étrange, de la volonté, j’étais infatigable. Cela avait des racines plus profondes. C’est qui je suis. »
« Mon corps n’a peur que du repos. »
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