Comme nous existons / Kaoutar Harchi

Kaoutar Harchi est sociologue. Elle a grandi à Strasbourg dans les années 90, issue de parents immigrés d’origine marocaine, Hania et Mohamed. Ils l’aiment et se tuent au travail pour pouvoir lui offrir une autre vie. Au lieu de l’inscrire à l’école du quartier, ils vont l’envoyer dans des écoles catholiques pour la préserver de tout malheur, de la violence des garçons du quartier. Elle grandira avec cette pression de réussite et fera tout pour réaliser le rêve de ses parents.

Dans ces écoles, elle va être confrontée au racisme, aux inégalités, à la bêtise humaine. Elle raconte avec une colère sourde sa honte, les humiliations vécues et sa fascination pour les jolies jeunes filles blanches et blondes aux yeux bleus prenant le même bus qu’elle (« le modèle »). Elle sera une excellente élève et découvrira la sociologie qui lui permettra de se rapprocher de ses parents, de comprendre ce qu’ils vivent. Partagée entre l’amour de ses parents et son désir d’émancipation, son récit est nostalgique. J’ai beaucoup aimé l’écriture de Kaoutar Harchi. Ce récit intime, écrit avec pudeur, est magnifique. Lisez-le, il est court mais intense. Un gros coup de cœur pour moi !

Note : 5 sur 5.

« Dès mon plus jeune âge, mes parents s’acharnèrent à me placer. Je dis placer. C’est l’image qui, instinctivement, me vient à l’esprit – excessive, ou non, je l’ignore : l’image du placement d’une enfant en institution. Mes parents cherchèrent à me placer à l’école comme au sein d’une famille qui s’occuperait de moi, me ferait un avenir. A tout instant du jour et de la nuit, cette question les hantait. Je me souviens de nombreuses conversations nocturnes entre mes parents, des questions que Hania posait aux voisins, des appels téléphoniques qu’elle prenait, des brochures qu’elle accumulait. En véritables stratèges de mon existence, Hania et Mohamed ont déployés un imaginaire de résistance – une infra-résistance – faite de plans, de ruses, d’astuces, pour que je sois là où il leur semblait qu’il fallait être. A force d’insister, en 1993, la dérogation scolaire nous fut finalement accordée. Bien qu’habitant au nord, mes parents furent ainsi autorisés à m’inscrire dans cette école primaire du sud.

Plusieurs fois par jour, alors, petite écolière sage, je parcourais la longue allée arborée, du nord au sud, puis en sens inverse. Le matin avec Mohamed, l’après-midi avec Hania, selon que le travail leur octroyait du temps ou non, puis, avec le temps, seule.

Et notre vie changea. »

« Ce fut quelques jours après la rentrée scolaire.

Je me souviens d’une main, des bagues surmontées de pierres de couleur à chaque doigt, de la gourmette en or piquée de perles blanches qui brillait à ce poignet et, aussi, je me souviens de la peau laiteuse de cette main, quelque peu plissée, parsemée de taches brunes. Et quand l’enseignante me tendit sa main, et à sa main ce livre, je m’en saisis comme d’un cadeau. Je le serrai contre ma poitrine. Merci, je dis. Puis je quittai la salle de classe de ce lycée privé, catholique, auquel Hania m’avait inscrite.

[…]

Si j’ai effacé de ma mémoire ces quelques secondes durant lesquelles mes yeux se sont posés sur la dédicace de l’enseignante, l’image de la page dédicacée, elle, est demeurée amarrée à mon esprit.

Ce ne furent que des mots. Que ça, pas plus. Adressés à ma petite arabe qui doit connaître son histoire. Ce furent les mots de la dédicace. »

« Cette image de ma mère qui, faisant le ménage quotidien, s’enquiert de moi, du bon développement de ma scolarité, est ancrée en moi. Elle dit la foi de ma mère en l’institution, ce que l’institution faisait de sa fille, en ce qu’elle lui promettait d’avenir. Jamais ma mère ne se demanda ni ne me demanda quel serait cet avenir. Elle se satisfaisait de l’idée de l’avenir, de l’idée qu’un avenir, pour moi, existait. C’était l’avenir. Ma mère vivait dans l’illusion de la grandeur, de l’égalité de l’institution scolaire. Ce que disaient les enseignants n’était jamais perçu autrement que comme parole d’évangile. Je l’entendais toujours dire qu’ils savaient mieux qu’elle. »

« En lieu et place des enveloppes brunes, durant les derniers mois de cette année de terminale, sur ma table de travail étaient posés, là, maintenues ensemble par une agrafe, les photocopies de quelques pages d’un ouvrage, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré du sociologue algérien Abdelmalek Sayad, qua j’avais découvert au hasard de recherches à la bibliothèque municipale. Photocopies froissées que je parcourais du regard, lisant moins les paragraphes de textes que les titres qui les annonçaient : « La faute originelle et le mensonge collectif », « Une relation de domination », « Les torts de l’absent », ou encore « Le poids des mots ».

[…]

Je garde, tapie en moi, cette impression lointaine et proche à la fois que les mots ne suffisent guère à exprimer – mais ceux et celles qui l’ont ressentie, je le sais, me comprendront – , l’impression d’avoir été, à cette époque-là, corps et esprit, prise dans l’excitation des colères et des révoltes qui viennent quand naît cette conviction, toute brûlante, que justice, la justice sous toutes ses formes, pourrait être obtenue par tous ceux et toutes celles qui la réclament. C’est ce souvenir que j’ai, qui ne me quitte pas, un souvenir que j’aime, le souvenir d’avoir été aidée par Abdelmalek Sayad à tuer la honte pour toujours, au point de ne plus éprouver la honte, ni la honte d’avoir eu honte, éprouver simplement l’amour des miens et des miennes au cœur du grand monde qui est, aussi, le nôtre.

Et je le revois, quelques jours plus tard, enthousiaste et joyeuse, m’en allant voir l’un de mes enseignants, une fois tous les élèves partis, et lui tendre les quelques photocopies de l’ouvrage afin qu’il m’en dise davantage à son propos. C’est de la sociologie, me lança-t-il, vous savez, la science qui étudie la société. Et ces mots qui suivirent : après le baccalauréat, vous pourriez vous inscrire en faculté de sciences sociales.

Ces quelques mots, nimbés d’une autorité magique, à peine furent-ils prononcés que déjà je les avais faits miens, y percevant naïvement l’indication d’un chemin, pour ne pas dire d’une issue. »

« J’eus cette prédisposition à rédiger que le collège révéla, qui s’amplifia au lycée, que l’université confirma. Je savais construire des phrases, les assembler. Je veillais à ce que ce fût du français, du bon français et, avec le temps, un français soutenu, élégant. On me disait : mais comme tu parles bien ! Ou : ce que tu dis, il faudrait l’écrire. Et j’en étais émue, bêtement. Savoir écrire, ordinairement, scolairement, tel était mon capital alors. Et écrire littérairement, je me dis alors, j’y parviendrai à force de travail.

Mais écrire en fut jamais écrire, même en sachant, même en aimant le faire.

ça n’avait pas de valeur. Je veux dire : ce n’était pas de l’argent. Ça n’achetai rien, écrire. C’était inutile et, plus encore, c’était improductif. Car comment prendre le temps d’écrire quand Hania et Mohamed, eux, manquaient de temps pour dormir, manger, se soigner ? écrire pour écrire était haïssable. Mais écrire pour publier m’apparut d’un tout autre ordre. Cela ouvrait vers un dehors, offrait une issue, cela créait quelque chose. Un objet, un livre, que nous pouvions toucher de nos mains. Un objet réel, tangible, une marchandise déterminée par un prix fixe. Nous pouvions tous y gagner, j’imaginais.

Et au bout de ma honte, a honte d’être une fille qui pensait à écrire, je me figurais leur fierté de voir ce que j’avais fait de leur nom. Je me disais : ils verront où je l’ai porté, placé, en haut d’une couverture, visiblement. Et peut-être alors que cela compterait, vaudrait l’argent qui manquait. Certes, le manque ne serait pas pleinement comblé, mais tout de même, cela viendrait prouver que rien dans la vie de Hania et de Mohamed ne fut fait vainement. »

« L’annonce du départ à mes parents fut simple.

Je me souviens d’avoir dit d’une voix sûre : Hania, Mohamed, je pars poursuivre mes études à Paris. Je me suis inscrite à l’université, et j’ai trouvé un logement. Et d’ajouter, afin d’empêcher toute mauvaise pensée d’entacher mon départ : Hania, Mohamed, ne vous inquiétez pas, je ne suis pas une fugueuse. Je suis une fille qui dit vers quelle ville elle se rend, qui donne le nom et le numéro de la rue, l’étage de l’immeuble, qui donne le numéro de téléphone. Je suis une fille qui va en pensant déjà à revenir. Une fille qui est toujours .

Hania et Mohamed, d’abord, ne répondirent rien. Ils se contentèrent de hocher la tête. Puis à demi-mot, ils répétèrent : oui, c’est pour les études, n’est-ce pas, alors c’est bien. Et Hania sourit, pleura. C’est heureux, répéta-t-elle. Ma fille est mariée mais à l’école, disait-elle encore. »

« Ce jour-là, une photographie aurait dû être prise qui aurait exprimé, à elle seule, bien plus que tout ce que j’écris ici, en toute sincérité. Vous me verriez alors debout sur le pas de la porte de l’appartement parental, un sac sur le dos, une valise neuve à la main. Et vous verriez Hania, se tenant sur le seuil de sa cuisine, légèrement penchée vers l’avant, les mains plongées dans son tablier, et Mohamed, sur le seuil de son salon, les mains dans le dos, très droit, la tête haute. Je le redis : une photographie aurait dû être prise pour fixer, ne jamais perdre cette scène de noter existence. Ce tableau. »

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