D’elle j’avais lu « Les inconsolés » en 2020, un coup de cœur pour ce conte dont je ne soupçonnais pas l’influence des contes vietnamiens racontés par sa grand-mère lorsqu’elle était petite.
Dans ce récit, elle rend hommage à sa grand-mère paternelle, exilée du Vietnam en 1976 avec son fils. L’autrice naît en 1979. Sa grand-mère l’élève avec beaucoup de tendresse. La cuisine est très présente dans ses souvenirs. Malgré les années passées en France, son aïeule ne maîtrise pas la langue. Une fois scolarisée, Minh ne parle plus que le français et oublie la langue de sa famille. Les deux femmes sont dans l’incapacité de communiquer. Il n’y a que par les gestes et les sourires qu’elles peuvent se transmettre leur amour.
L’autrice se remémore son enfance, ce que sa grand-mère lui a transmis. Elle évoque les silences autour de l’histoire familiale, notamment la mort de son grand-père paternel. L’écriture lui permet de combler ces vides. Il y a de nombreux très beaux passages que j’ai relevés. Elle parle de son rapport à l’écriture, de son regret que sa grand-mère ne puisse pas lire ce qu’elle écrit. Elle fait le parallèle avec son fils, Paul, autiste.
Avec nostalgie, elle nous ouvre les pages de son histoire familiale, peuplée de contes, de non-dits, de traumatismes mais aussi de beaucoup d’amour. Un livre que je relirai assurément.
Incipit :
« L’enfance est une vieille dame aux mains blanches, aux cheveux lisses et aux yeux sombres. Le chignon fixé par une barrette de nacre, le cou ceint d’un foulard de soie, tu te tiens aux côtés de la petite fille que j’étais. Ayant vécu au rythme de la mousson, dans la lumière aveuglante et la moite chaleur du Vietnam, tu ne t’es jamais habituée au climat français, son soleil timide et son ciel gris, sa bruine et ses bourrasques. Tu as toujours peur de prendre froid et passes ton temps à t’envelopper d’étoles, de châles, d’écharpes. S’y fondent le Chanel N°5 dont tu poses une goutte derrière l’oreille et sur le poignet chaque matin, et l’odeur du lait d’amande douce que tu passes régulièrement sur ton visage. J’adore ces senteurs mêlées. Il me suffit de les respirer pour accéder à un état d’apaisement, d’absolue tranquillité, que j’aurai toutes les peines du monde à retrouver une fois adulte. »
« Tout le temps où tu étais demeurée en France, tu n’avais pas oublié qu’il te restait une tâche à accomplir. Tu gardais en mémoire les deux hommes qui s’étaient évanouis dans l’air d’un matin de printemps, quand tu n’étais encore qu’une jeune femme aux cheveux noirs et aux dents laquées, qui riait haut et travaillait dur en vue d’un meilleur avenir. […] Tu ne parlais pas d’eux, n’évoquais rien les concernant. Pourtant leur souvenir demeurait, tapi sous les couches de silence, suffisamment puissant pour qu’à quatre-vingts ans passés tu aies décidé de revenir dans un pays qui n’était plus le tien, dans l’idée d’arracher leurs dépouilles à l’anonymat et leurs existences à l’oubli. »
« Je n’ai pas eu accès à ces connaissances que l’on n’apprend pas à l’école, mais se transmettent de mère en fille, ou plutôt de grand-mère en petite-fille. Et je ne suis pas certaine que les savoirs sue j’ai acquis grâce à des cours – langues étrangères, piano, violon, danse classique – compensent ce qui me manque, cette aptitude dont je croyais que j’hériterais en temps voulu quand elle demeurera ton apanage, toi qui m’a élevée : le don de créer de la chaleur et du confort pour tous ceux auxquels je tiens. »
« Enfant, on est convaincu que les adultes ont choisi leur vie. On ne s’interroge pas sur les raisons qui les ont conduits à exercer tel métier et à bénéficier de tel statut, cela fait partie de leur identité et du cours des choses. Les ayant toujours connus ainsi, on ne les imagine pas autrement. »
« Tu ne m’as jamais demandé de t’assister dans les tâches domestiques ; tu préférais que je me dédie tout entière à des études. Peut-être espérais-tu qu’en m’épargnant les corvées de vaisselle ou d’épluchage de patates, qu’en ne me transmettant rien de ce que toi savais et sue tu tenais pour négligeable, tu m’offrais une vie aussi différente que possible de la tienne, rompue par les deuils, al guerre, l’exil. Tu ne te doutais pas que tu m’avais donné quelque chose de plus irremplaçable encore que tes soins et le bonheur paisible de ta présence ; une histoire. Voilée, flottante, trouée de non-dits, mais une histoire. »
« Le Vietnam dont je rêvais n’avait jamais existé qu’en moi, nourri de mes fantasmes d’ailleurs, des légendes que j’avais lues, de bribes d’histoire familiale affleurant à la surface d’une mémoire indécise et mouvante quand elle n’était pas niée. »
« Peut-être se met-on parfois à lire, et à écrire, parce qu’il existe un fossé entre la vie qu’on mène et la vie de ceux qui vous ont précédée. Qu’y a-t-il de commun entre toi, paysanne de cœur et d’origine, femme au foyer experte qui se vit dénier le droit d’étudier, puis subit la mort de ses proches, la violence insane de la guerre, le départ pour un pays lointain, et moi, sa petite-fille, citadine que la campagne plonge dans le désarroi, diplômée d’un établissement prestigieux mais dépourvue d’aptitudes domestiques, menant une existence si protégée qu’elle n’a jamais connu que bien tardivement le deuil ? C’est comme si nous nous tenions de part et d’autre du fleuve du temps, de notre mémoire endiguée, séparées par à peu près tout et pourtant liées par le sang, l’amour, cette histoire qui se cache et que j’ai désespéré, un temps, de mettre au jour. »
« Quand on me pose la fameuse question : « Pourquoi écrivez-vous ? », je suis parfois tentée de répondre que je ne sais pas. Qu’on écrit parce qu’on écrit, c’est tout – mais je me retiens, songeant que se réfugier derrière pareil sophisme serait trop commode. Alors je lance des pistes, amour de la fiction, désir de mettre un peu d’ordre dans un monde de désordre, fantasme de vivre plusieurs vies en une, plaisir de mettre au point une belle mécanique, écrire pour mieux lire ce et ceux qui nous entourent, amis et ennemis, parents et enfants, l’amour, la haine, la guerre, la mort… Ce sont des généralités ne venant à l’esprit qu’après coup (ce qui ne les empêche pas d’être vraies), mais elles recouvrent peut-être, inconsciemment, le désir de ne pas m’exposer davantage, de ne rien avouer de raisons plus personnelles, si personnelles que je suis la moins bien placée pour les révéler – un télescope pouvant pointer partout sauf sur lui-même. »
« Lorsque j’écrivais, j’avais moi aussi en tête une personne qui ne pouvait ni ne pourrait jamais me lire, non parce qu’elle ne savait pas lire, mais parce qu’elle ne savait pas lire le français : toi. »
« J’écrivais parce que je n’avais pas d’autre façon de réagir à la confidence que tu m’avais livrée et au silence qui s’en était ensuivi. J’écrivais parce qu’ainsi je n’avais plus besoin de me demander ce qui s’était passé, mais ce qu’il fallait qu’il se passe, ce que je devais imaginer pour que les quelques faits qui m’étaient parvenus, absurdes et terribles, prennent un sens, enfin. »
« Un texte après l’autre, je n’ai eu de cesse de rendre ta présence, la façon dont tu t’étais inscrite en filigrane de presque chacun des événements et surtout des non-événements de mon enfance, ombre douce et discrète planant sur le cours de mes journées dont il me semblait que je ne verrais jamais la fin alors qu’elles ont filé plus vite que l’eau d’un ruisseau. J’ai tâché d’incarner ce que je ressentais pour toi en confiant la plus grande peur qui me taraudait quand j’étais petite fille : que tu meures durant la nuit, l’un des seuls moments où nous n’étions pas ensemble. Je ne m’inquiétais guère de ma propre disparition – comme beaucoup d’enfants, je me croyais immortelle. Vivre sans toi, en revanche, sans tes soins et sans l’amour dont ils témoignaient, me semblait insurmontable. »
« Ce que je n’ai pas dit, en revanche, c’est que toi et moi nous sommes éloignées, et que cet éloignement a coïncidé avec une rupture linguistique. En grandissant j’ai troqué une langue pour une autre, je suis passée du vietnamien grand-maternel au français appris à l’école, pratiqué avec mes camarades de classe puis avec mes parents, qui perdirent l’habitude de s’adresser à moi et à ma sœur autrement que dans l’idiome dans lequel nous évoluions presque en permanence. Vint le jour où j’ai commencé à chercher mes mots en vietnamien ; et, bientôt, celui où j’ai cessé de les trouver. »
« Ce n’est ni mon passeport ni mon lieu de naissance qui ont fait de moi une Française ; mais la langue dans laquelle je réfléchis et réagis, dans laquelle je vois et ressens. »
« J’ai été pétrie de vos non-dits, ils font partie de moi, j’y évolue tel un skieur qui slalome entre les portes de son parcours, et j’en connais toutes les nuances ; comme je sais distinguer le silence dans mon appartement de celui des bibliothèques où je passais tous mes mercredis et mes samedis après-midi quand j’étais enfant, celui régnant dans la maison de famille de son mari en Ardèche, seulement troublé par le murmure d’une rivière qui coule à quelques mètres de là, celui de Paris pendant le confinement, lorsque aucune voiture ne roulait plus sur les Grands Boulevards, lorsque aucun café ni restaurant n’avait la possibilité d’accueillir un client, et que les oiseaux chantaient alors que Polo traversait en trottinette la place Vendôme ou la rue Rivoli désertées, rasant les grilles des Tuileries closes pour un temps indéfini… »
« Plutôt que de cacher ma peine et d’en avoir honte, j’essaie de la transcender, de la passer à l’or, d’en tirer un peu de beauté et de lumière, d’atteindre cette vraie vie dont parle Proust, la vie enfin découverte et éclaircie, grâce à ces mots que j’écris, ces signes que j’adresse à ceux qui me sont chers et qui sont loin, même s’ils ne semblent ni me voir ni m’entendre, même s’ils ne peuvent ni me voir ni m’entendre, habitants d’une terre dont je demeurerai toujours séparée. »
« Tout s’est dissous. Écrire me permet tout juste d’en garder trace. Poser des phrases, des pensées, des idées, sur ton silence et sur celui de Paul, m’aide à me frayer un chemin dans le chaos, les aléas et la folie du monde tel qu’il va. »

C’est un récit qui m’a beaucoup touchée moi aussi.
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