Il était une femme étrange / David Lelait-Helo

J’avais découvert la plume de David Lelait-Helo avec « Je suis la maman du bourreau », roman qui m’avait impressionnée. J’ai tout naturellement emprunté à la bibliothèque son nouveau livre.

Cette fois il nous plonge dans un univers empreint de réalisme magique, tel Gabriel Garcia Marquez, avec des personnages hauts en couleur.

Il y a deux narrateurs, Eusebio, un conteur, et Maria Dolores Pinta de las Aguas Dulces dont il nous conte l’histoire. Elle ajoute des propos ou corrobore la parole d’Eusebio.

Une histoire fabuleuse, que certains auditeurs peinent à croire mais que d’autres valident et appuient par le témoignage d’aïeux.

Dans ce court roman, la figure maternelle est centrale. Tombée enceinte, Maria est éloignée de son village pour ne pas jeter la honte sur sa famille bourgeoise. Elle part en exil de Chipiona à Ampolas. Elle y donne naissance à des jumeaux, une fille et un garçon. Elle rejette son fils qui vit alors une enfance « dévastée », recherchant l’amour de sa mère. La suite de cette histoire, je vous laisse la découvrir pour ne pas divulgâcher les secrets de cette famille.

Les passages sur le pouvoir du conte ont bien sûr parlé à la bibliothécaire que je suis. De plus les livres ont un rôle important dans la vie du personnage principal. J’ai passé un très bon moment de lecture avec cette histoire foisonnante aux magnifiques descriptions.

Note : 4.5 sur 5.

Incipit :
« Les siècles des siècles semblaient l’enlacer. La morte reposait. D’une beauté ancienne et effarante. Étendue pareille à une reine et autour d’elle, en corolle, les plis soleil d’une jupe longue couleur nuit. Un soleil noir et or piqueté des perles rouge sang d’un long chapelet auquel se cramponnait les doigts noués. »

« Les âmes en sont devenues lisses et transparentes, belles mais cassantes comme le verre. Alors heureusement que palpitent les histoires, savamment tamisées sous le grand arbre. D’entre les mots et les soupirs jaillit ce chaos dont les hommes ont tant besoin. Les visages paisibles peuvent à l’envi se tordre, l’effroi s’immiscer, le souffle se raccourcir et la peau frissonner. Le réel se dilate à l’infini pour que paraissent d’autres rivages, délicieusement confus et chavirés. »

« Le vieil Eusebio excelle dans cet art suprême de sculpter la parole. Personne ne sait comme lui recréer un monde et faire se dresser des héros. L’on croit dur comme fer à sa parole et quelques rares incrédules lui reconnaissent au moins une imagination fertile. Et puis peu importe la couleur de la vérité, tant que le conteur charrie les consciences hors de la sempiternelle psalmodie d’Amapolas. »

« La promesse est belle, la nuit sera longue et noire. Dans la douceur du soir, les femmes persuadées de frissonner resserrent leurs châles tandis que les hommes, dans leur folle impatience, frappent du pied la terre battue. Une histoire est un voyage sans bagage. Eusebio souffle dans la grand-voile. L’océan de son récit est un miroir infini où chacun cherchera la trace de son propre reflet. »

« Dès les premières heures de sa vie, le fils paya à prix d’or une faute qui n’était pas la sienne. Mais plutôt celle d’un fantôme de père. Un dénommé Diego dont la mère ne prononcerait jamais le nom mais se rappellerait éternellement le regard de velours et les muscles secs. »

« L’autre éblouissement de mon enfance fut les livres. Ils étaient le sang de ma mère, son trésor de guerre et le tribut de son exil. Je saurais bien plus tard comment elle les avait soutirés à ses parents en compensation des liens rompus et des racines arrachées. Peu importait qu’on la bannît on lui souhaitât la solitude et chagrin éternels puisqu’elle emportait mille mondes et toute la connaissance. Ses livres devinrent les miens, à la nuit tombée sous le drap ou l’après-midi au fond du jardin, car elle me les interdisait tandis que ma sœur, elle, était encouragée à s’y plonger. »

« Au fil des lectures interdites, mon enfance se déroba en d’innombrables pays imaginaires, et je voyageais avec délectation par le temps, le monde et, sans le savoir, jusqu’au cœur des êtres. Je ne choisissais pas les livres pour leur titre ou leur sujet, je les accueillais dans l’ordre auquel ils se présentaient à moi sur les rayonnages de l’immense bibliothèque. Celui savamment pensé par ma mère. Ma lecture achevée, je rangeais le livre puis empruntais son voisin avec la prudence et la souplesse d’un félin. Je ferais ce même geste des centaines de fois, tout en veillant à combler plus ou moins adroitement l’espace laissé par celui que j’avais emprunté. Je tremblais toujours que ma mère découvrît la supercherie, ce fut inévitablement le cas, je surpris même à plusieurs reprises son regard inquisiteur, mais jamais elle ne l’évoqua ni ne m’accusa. Celle qui m’imputait toutes les calamités en ce bas monde avait-elle pressenti qu’on ne peut lutter contre cet envoûtement qu’est la lecture ? »

« La matière des histoires est hautement inflammable et le danger ne s’éloigne que si la vérité l’emporte, que si les preuves sont irréfutables. La pérennité d’une histoire réside dans ce qu’elle est crue et vécue. Si le doute vient à la fissurer, elle se rompt, s’écoule alors un torrent de boue. »

« Eusebio se régale de cette épouvante qui recouvre les visages de son assemblée. Les femmes baragouinent de maladroites patenôtres, se signent jusqu’au tournis, poussent de petits cris d’oiseaux blessés, convoquent le Ciel. Cette surenchère de bondieuserie lui confirme qu’il a visé dans le mille, ils sont ferrés. Il n’a pas dit son dernier mot, et la nuit n’a rien perdu de ses ténèbres. »

Un avis sur « Il était une femme étrange / David Lelait-Helo »

Laisser un commentaire