J’avais beaucoup aimé le précédent roman de cet auteur, « La femme paradis », découvert grâce à la sélection du Prix Orange du livre 2023. Je n’ai pas hésité à plonger dans celui-ci où j’ai retrouvé le thème de la nature et une tension dans le récit.
Le roman s’ouvre avec une chasse à l’homme dans la montagne enneigée. Kofi a fui son pays l’Érythrée avec sa petite sœur Abena. Ils tentent de franchir une frontière lorsqu’ils sont repérés par une sorte de milice armée. Au même moment ils rencontrent Caïn, un jeune homme qui erre dans la forêt. Puis tous les trois trouvent refuge auprès d’un vieux couple retiré dans la montagne où ils ont aménagé une grotte et construit une serre. Ils y vivent en autosuffisance, entourés de livres.
J’ai beaucoup aimé la relation qui se noue entre chaque personnage. Une belle entraide et fraternité anime la petite communauté autour d’Abena. Caïn lui apprend la langue. La vieille lui enseigne tout ce qu’elle sait. Un ancien légionnaire, Pavel, lui apprend à jouer aux échecs. Mais la milice continue de les traquer. Ils sont toujours sur le qui-vive.
Une guerre civile semble dévaster et vider les villages alentours. La violence règne dans les pages de ce roman. La violence des hommes et celle de la nature ou comment survivre en milieu extrême. La peur est l’une des émotions souvent ressentie lors de ma lecture. Sorte de huis clos, on espère jusqu’au bout qu’Abena s’en sortira. A vous de le découvrir en lisant ce texte magnifiquement écrit.
Il y a de nombreuses références littéraires. La littérature est essentielle pour les personnages car les livres sont un refuge pour eux. Dans les remerciements, Pierre Chavagné cite les auteurs qui l’ont influencé : Cormac McCarthy, Jim Harrison, Joseph Conrad, Jack London, William Faulkner, Alexandre Dumas, Paul Morand, Robert Merle, Dostoïevski, Tolstoï, Nabokov.
Si vous aimez les romans d’aventure ou d’action avec une réflexion sur la société, celui-ci devrait vous plaire.
Je remercie les éditions Le Mot et le reste pour cette lecture
Incipit :
« En hiver, les montagnes ont faim ; au-delà d’une certaine altitude, les rochers deviennent des dents. Le frère et la sœur louvoient la crête osseuse entre les blocs de granit ; deux petits bouts de viande reliés à une cordelette ; des proies, pas bien grasses, presque mortes. Le ciel est blanc, comme un bol de porcelaine vide renversé sur leurs têtes. »
« Naître est une loterie, on gagne ou on perd, c’est la première manche de la partie. Migrer permet de rebattre les cartes, de risquer à quitte ou double son existence sur la promesse d’une vie plus douce ou d’une vie tout court. Tout remettre en jeu et renaître ailleurs, il n’aurait pas eu le courage sans sa petite sœur. »
« – Si une situation exige une réaction et que tu souhaites rester silencieux, tu peux balancer une citation. Ça n’engage à rien et ça fait son effet.
Elle darde ses yeux dans ceux du jeune homme et reprend :
– C’est plus poli. Rapport à la vie en société. Et puis ça embellit le quotidien, tes interlocuteurs auront un truc à raconter le soir en rentrant chez eux. Le silence effraie les gens normaux.
– Il faut en connaitre beaucoup ?
– Des gens ?
– Des citations.
– Oui et les sortir à propos. Je t’apprendrai. »
« Avec patience, Caïn apprivoise la présence de l’autre ; les questions, les réponses, il apprend à converser. La Vieille a de la psychologie. Elle s’approche avec prudence, prend garde à ne pas l’effaroucher, elle utilise des tournures qui le laissent juge de son degré d’interaction. Elle ne presse pas les choses. Caïn se sent essentiel et l’instant d’après, transparent ; l’oscillation entre ces deux extrêmes crée un désir, celui d’être considéré.
L’autre soir, Jo s’est approché de Caïn tout « au but du monde » – c’est comme ça que Pavel a baptisé l’extrémité de la terrasse avant le vide -, elle a allumé sa pipe comme le font les marins en protégeant la flamme entre ses mains. Après deux bouffées, le regard haut dans les nuages, elle a dit :
– Il existe un lieu sur terre pour chaque homme, il nous attire à lui comme un aimant. C’est une histoire de magnétisme dans l’air. Il est inutile de lutter. Cette terre nous désire, nous y mourrons.
Elle a marqué une pause comme si elle réfléchissait à sa conclusion.
– Seuls seront heureux ceux qui s’en accommodent, a-t-elle fini par dire.
Et elle est partie. »

Un avis sur « Abena / Pierre Chavagné »