Sans valeur / Gaëlle Obiégly

Publié dans la collection « littérature intérieure » chez Bayard, ce livre n’est pas de la fiction mais le récit réel d’un événement dans la vie de l’autrice dont elle partage ses réflexions.

Plutôt court, elle parle dans ces 138 pages d’un « petit tas d’ordures » qu’elle récupère sur un trottoir de Paris lors d’un de ses joggings. Autour de cet amas de papiers, elle aborde la notion de valeur mais aussi la cupidité et l’intimité. Elle interroge sur la différence entre déchet et archive.

Son grand-père était chiffonnier ou biffin. Il ramassait, plus par passion que par nécessité, des objets, du papier, de la ferraille.

Elle est en train d’effectuer un tri chez elle pour déménager, mais elle n’hésite pas à accueillir ce « petit tas d’ordures » chez elle. Elle le sauve du regard d’autrui et lui rend un peu de son intimité. Relative puisque dans la deuxième partie du livre elle fait l’inventaire du « petit tas d’ordures », le trie et le classe comme une archiviste. Elle imagine alors la femme qui a abandonné ce « petit tas d’ordures » composé d’un ticket PMU, de photos, d’un livre, d’un billet de bus, d’ordonnances médicales.

Elle évoque aussi la collection de déchets ramassés lors de la tournée du camion-poubelle par Molina à New York : « Il en découle un trésor composé de déchets intemporels disséminés. Une anthologie qui prête autant à rire qu’à songer. »

« Qui décide de ce qui a de la valeur ? » Tout cela est relatif à l’époque, à l’investissement sentimental qu’on donne aux choses. Elle remarque également qu’il suffit qu’on se sente dépossédé de quelque chose qu’on ne voulait plus, pour désirer à nouveau cet objet.

Dans la rencontre en ligne du 28 mai, « Un Endroit où aller », Gaëlle Obiégly a dit qu’elle a écrit ce livre rapidement, dans une sorte de fièvre.

Ce récit intime a touché des lecteurs du jury du Prix Orange du Livre 2024, puisqu’il figure parmi les 5 finalistes. Pour ma part je n’ai pas réussi à m’attacher à ce « petit tas d’ordures ». Certes la réflexion sur la valeur est intéressante mais c’est un livre peut-être trop intime, lié au ressenti de l’autrice, pour que j’y ressente une universalité et soit touchée. J’avoue avoir été dérangée par certains propos notamment le fait de se débarrasser d’un embryon que je ne placerais pas au même niveau qu’un objet. Bref ce ne sera pas mon favori pour le prix.

Je remercie La Fondation Orange, Lecteurs.com et Bayard pour la lecture de ce texte.

Note : 2 sur 5.

Incipit :
« Un matin, il devait être 11 heures, je suis sortie non lavée, les cheveux emmêlés sous une casquette, vêtue d’un caleçon long et d’un débardeur. Il faisait frais. L’été avait disparu : les arbres n’avaient plus de feuilles ; les façades étaient au premier plan. Je ne me souviens pas s’il faisait soleil ce jour-là ; je portais des lunettes noires et une casquette à longue visière pour me cacher. Car j’aurais pu croiser deux ou trois connaissances dans ce quartier où j’habitais depuis quatorze ans. »

« Pour faire diversion à un besoin compulsif d’écrire, besoin auquel dorénavant j’essaie de surseoir afin de ne pas me rendre complice de la déforestation, j’avais enfilé mes chaussures de running. »

« Au retour de mon activité sportive qui a consisté en un jogging de trente minutes assorti d’étirements, je suis passée de nouveau près du petit tas d’ordures. Il était intact. Je me suis arrêtée pour le considérer. Il y avait des gens qui attendaient le bus. Ils m’ont regardée avec dégoût plonger mes mains dans ce tas immonde. J’étais agenouillée à ses côtés. Quand j’ai rencontré le petit tas d’ordures, j’étais au bord des larmes, en réalité. Pour un peu, je me serais assisse et j’aurais pleuré.
Même si j’ai fait preuve de retenue, je suis restée à genoux auprès de ces débris. Pas très longtemps en définitive. Parce que très vite j’ai pris la décision de recueillir ce petit tas d’ordures, de lui faire une place dans ma maison. »

« Et s’agissant du besoin de fouiller les ordures, est-ce un passion ? Un hobby ? Je ne pense pas que ce soit ça. J’y vois plutôt une phobie, la peur de la mort. Sous le règne de mon ancêtre le ferrailleur, on ne pouvait rien jeter. Il nous l’interdisait. Il inspectait les poubelles. Tout pouvait servir à nouveau. La mort était sans cesse repoussée. C’est une attitude qui m’est étrangère. Moi, à l’inverse, je jouis quand je me défais. Assister à la disparition d’un savon au fil des jours m’apporte de la satisfaction. Et ça peut même aller plus loin, tout dépend de mon équilibre psychique. »

« Les déchets et les archives ont des destinées inverses. Le déchet doit disparaître. L’archive doit être préservée. »

« Je garde ces choses parce qu’elles me servent ou parce qu’elles symbolisent le temps. Cela n’a de valeur que pour moi, c’est sans valeur donc. Sans valeur pour la société. Pourtant, je crains que l’on s’en empare. Et qu’on transforme cela en archives. »

« L’écriture est une mémoire externe. On sort de soi des faits, des impressions, des réflexions pour les archiver. Nous disposons ainsi d’une base de souvenirs. Mais je ne peux pas m’empêcher d’y voir aussi une déchetterie. Je m’explique : l’écriture, la disposition à écrire des phrases, quelle qu’en soit la valeur, plutôt que les garder pour soi, la volonté de publier un écrit, c’est les jeter dans la poubelle publique. Dans mon cas, écrire n’a rien à voir avec le besoin de laisser une trace. Les papiers archivés dans des boîtes, classeurs, valise ne sont pas voués à me survivre ; ils me sont utiles au présent. Ils me servent à réfléchir à toutes sortes de choses. »

« J’ai même éprouvé de la satisfaction, en 2005, à me débarrasser d’un embryon qui prenait de l’importance dans mon ventre. […] Je n’y pense jamais, comme à tout ce dont je me suis débarrassée. »

« D’un côté vous avez ce qui est sans valeur et d’un autre ce qui en a. Je vais lister, plutôt que gloser.
Le placenta / le bébé
Le déchet / l’archive
Que puis-je démontrer à partir de ces exemples ? Qu’il y a toujours un partage pour deux choses semblables entre le sale et le sublime. Entre ce qui est sans valeur et ce qui vaut quelque chose. Entre ce que l’on rejette et ce que l’on chérit.
Le grabataire / le nouveau-né
Entre ce que l’on élimine et ce que l’on garde.
La mauvaise herbe / le lys
Entre le réel et la représentation. Ou ce qui existe en vrai et ce qui est fictif.
Entre ce que l’on vomit et ce que l’on savoure.
Le mousseux / le champagne
Ce qui tue / ce qui te soigne
Le poison / le médicament »

« Des déchets pour certains, un trésor pour moi. »

« Le petit tas d’ordures constitue, d’une certaine manière, les archives qui manquent au personnage de mon impossible roman. C’est peut-être pour cette raison que j’ai estimé que cela me revenait. »

« Si je me réfère à mon journal intime, il est clair que j’ai projeté sur toi mon propre désir de fuite. »

« Le journal a une pureté qui procède de l’impureté. Il n’y a pas de sujet noble ni de dérisoire dans un journal intime, n’importe quoi peut être livré aux pages du cahier. Il le faut. Tenir une main courante prend du temps mais cela permet aussi d’en conserver l’esprit ; l’esprit du temps. C’est important de déposer les réflexions et les faits, parce que sinon tout s’évapore. Il ne reste rien d’il y a trois jours. Si j’écris chaque jour ce que j’ai vu, en regardant simplement autour de moi, en saisissant ce qui se passe, c’est parce que je sais que tout s’évapore. Si j’écris ce qui se passe en moi quand je regarde une image fixe, un tableau, un film, c’est parce que je sais que mes impressions vont se désintégrer. Mon esprit est plein de déchets. Ce sont les résidus de pensées nées dans la solitude ou dans une conversation. Un peu comme dans notre galaxie où gravitent des millions de déchets. Dans l’infiniment grand, cela représente un problème de sécurité. Tandis qu’à mon échelle, c’est bénin. Inoffensif, mon journal est dur, pourtant. Dur et pas beau. Mais nous n’avons pas à nous demander si c’est laid ou si c’est beau, à vrai dire. Le sentiment d’avoir créé quelque chose qui a de la vie est supérieur à ces deux notions de laid et de beau. Pour moi, c’est le seul critère en matière d’art. Et ce qui a de la vie ne cherche pas à devenir une œuvre d’art, cela advient. Ou pas. »

« Dans les pages qui suivent, je vais redire à peu près la même chose mais autrement. Sans doute le besoin de laisser des traces m’y pousse. »

« Ma collection, ce sont des choses déchues de leur utilité. »

« Dans le petit tas d’ordures, que voit-on ? Presque rien de beau, selon mon goût. N’importe, contrairement à Molina, ce n’est pas parce qu’elles me plaisent que je les conserve, ces ordures. Mais alors pourquoi ? Disons déjà que cela témoigne d’une ouverture d’esprit plutôt que d’un désir de collection. Il s’agit au fond, d’un transfert d’intimité. »

« Les choses témoignant du passé d’une personne ont plus d’importance que celles illustrant son présent. »

« Ma passion du petit tas d’ordures n’a pas duré très longtemps. L’amour a fait place au dégoût puis à l’indifférence. C’est un parcours sentimental assez ordinaire. »

« Dès qu’une chose est déposée sur la chaussée, elle est à tout le monde. Idem avec un texte publié. Que chacun s’en empare. »

« Tous ces gens de la classe ouvrière et de la classe moyenne jouent les revenus obtenus à la sueur de leur front dans l’espoir de devenir riches. Le hasard est aussi illusoire et aussi enivrant que Dieu. Grâce au ticket de PMU, j’ai eu affaire à ces gens qui pratiquent les jeux d’argent. Cette fréquentation est le signe d’un déclassement social. Quand je vivais à Paris, je croisais plutôt des gens qui achetaient du tabac. Dans le 9.3, ce sont les jeux d’argent qui les attirent au bureau de tabac. »

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