Ma tempête / Eric Pessan

Voici une belle surprise de cette rentrée littéraire ! J’ai beaucoup aimé l’ambiance de ce roman, en plus j’ai énormément appris sur Shakespeare et l’univers du théâtre au début du 17ème siècle.

David, le narrateur, est metteur en scène pour le théâtre. Il est au chômage depuis qu’une subvention lui a été refusée, l’empêchant de poursuivre la création sur laquelle il travaillait. Un jour de tempête, il refait cette pièce, « La Tempête » de Shakespeare, dans son salon avec les doudous et jouets pour sa fille, Miranda. En rendant l’histoire accessible à l’enfant, les lecteurs en profitent également.

Pour résumé brièvement l’histoire de la pièce, Prospero, le Duc de Milan, est exilé par son frère qui prend sa place sur le trône. Il se trouve que le narrateur a également subi une trahison de la part de son frère.

La tempête est ici une allégorie. Elle éclate au dehors, le père et la fille jouent ensemble en attendant le retour de l’électricité. On ressent beaucoup de tendresse entre eux et une certaine nostalgie par moment. David aimerait transmettre des valeurs, une éducation à sa fille. Ce roman laisse aussi une belle place à l’imaginaire et à l’onirisme. Les descriptions de la tempête à l’extérieur sont de très beaux passages. J’ai d’ailleurs beaucoup aimé l’écriture d’Eric Pessan que je découvre avec ce roman.

Il aborde également le sujet du problème du financement de la culture, devenu problématique depuis la crise sanitaire. Le roman se déroule sur une journée et se découpe, comme la pièce, en 5 actes et se conclut par un épilogue avec cette magnifique phrase : « L’art nous console de tout. »

Merci à Netgalley et Aux forges de Vulcain pour cette lecture

Replay et podcast VLEEL à venir !

Note : 4.5 sur 5.

Incipit :
« La mer est une enfant éclatant de rire au spectacle des bateaux en détresse. A des hauteurs vertigineuses, mousseuses et déchainées, des vagues s’élèvent, tourbillonnent, s’enroulent, écument et s’ouvrent comme si elles obéissaient à un caprice espiègle. Lourdes, elles hésitent un instant, demeurent suspendues pour mieux terrifier les hommes d’équipages hébétés dont les appels se perdent, mangés par le tumulte. »

« Jusqu’à quel point deux personnes qui s’aiment peuvent étirer le silence sans que ce soit leur amour qui se déchire ? »

« Alonso demande des comptes à son frère qui prétend avoir dégainé l’épée pour le protéger, la scène s’achève, personne ne tue personne, cette pièce n’est pas une tragédie, pas plus qu’elle n’est une comédie, c’est aussi en cela qu’elle est tellement actuelle, elle échappe à la classification facile. Les spectateurs savent maintenant qui sont les méchants et les gentils, ils savent bien que l’envie et l’ambition peuvent briser les liens du sang, que les puissants non contents de se nourrir des faibles s’entretuent entre eux, les hommes atteignent vite les bordures de leur compassion, ils se résolvent avec facilité à la violence s’ils peuvent y gagner un peu d’or, un peu d’estime, un peu de pouvoir. »

« Il faudrait qu’il passe des castings, qu’il démarche pour animer des ateliers, qu’il rebondisse. L’idéologie de notre époque entre toute entière dans un ballon : ne jamais rouler, rebondir sans cesse, craindre l’immobilité curieusement assimilée à du vide. Ne plus bouger, pourtant, c’est avant tout penser et ressentir. David ne bondit pas, il profite de ces journées avec sa fille, profite d’une grève, d’une tempête, il se fabrique des souvenirs qui l’empêcheront plus tard de regretter d’avoir si peu partagé. Le souffle se tranquillise, Miranda a ce geste qui n’appartient qu’à elle, elle glisse une main au bas de son dos, à la couture du short, elle frotte une étiquette entre deux doigts, c’est son geste de sécurité. Depuis sa naissance, elle n’a jamais été constante, elle a changé de doudou aussi souvent que possible pourvu qu’il ait une étiquette satinée, c’est pratique, le moindre vêtement se transforme aussitôt en doudou ; ses parents ne coupent plus les étiquettes, elles la rassurent ; ce petit frottement attendrit ses angoisses. David fait l’étoile de mer, Miranda proteste, il ne faut pas qu’il bouge, alors il obéit, reste immobile ; l’enfant monte et descend à mesure qu’il inspire et expire. Cette petite pause improvisée, juste entre la première et la seconde scène de l’acte II pourrait s’éterniser, David ferme les yeux, les lumières des éclairs traversent parfois ses paupières, la fillette ne sursaute pas, elle reste calme, il est calme, le monde devrait s’effondrer, rien ne peut être plus beau que cette lenteur et cette confiance. Un coup de tonnerre qui ne les concerne pas rebondit de façade en façade. »

« David essaie d’expliquer à quoi ressemblait une représentation de théâtre en cette fin du XVI° ou au début du XVII° siècle : on joue dans de vastes scènes, entre un numéro d’escrime et l’exhibition d’un ours, le théâtre est un drôle de cirque ; ceux qui n’ont pas les moyens de se payer un banc restent debout, ça siffle et ça hurle, des marchands passent dans les rangs pour vendre des noix, des bières ou des pommes ; dès qu’il se joue un duel ou une bataille, le public cherche à monter sur scène pour prêter main forte à ses comédiens préférés ; les monologues sont rendus inaudibles par les commentaires, les cris ou les applaudissements. Le théâtre est une fourmilière agitée, certains lieux de Londres peuvent accueillir 3000 spectateurs, des pickpockets et des prostituées se mêlent à la foule, les gens fument à qui mieux mieux, les représentations se déroulent dans une agitation et un vacarme assourdissants, alors il ne faut jamais lâcher les spectateurs : il faut les surprendre, les aiguillonner, accumuler les ruptures de registre ; les historiens pensent que le texte était récité à toute vitesse. »

« Alors qu’il réfléchissait à la mise en scène de La Tempête, David avait prévu d’aller vers le grotesque et l’outrance, il demandait aux comédiens de péter et roter. L’enfant éclate de rire en écoutant les explications de son père, il s’emporte. Ecoute-moi bien, dit-il, on a oublié la liberté première des textes, avant d’être un classique écrit par Shakespeare, cette pièce était un divertissement, nul ne se gênait pour ajouter ou couper des répliques, à commencer par Shakespeare lui-même qui a passé sa vie à réécrire et modifier ses propres manuscrits. Là, David voulait du gras, de l’absurde, du mime, du clown, de l’outrance, du burlesque, rien de sérieux, en fait, il voulait du théâtre, de l’artificiel, que le spectateur se dise : tiens, je regarde une pièce de théâtre, comme si au milieu d’un roman, l’auteur se permettait de rappeler au lecteur qu’il lit des mots alignés. »

« Une autre chose était importante : du temps de Shakespeare, il était impensable qu’une femme monte sur scène, tous les rôles étaient tenus par des hommes, aussi Stéphano l’ivrogne et Miranda auraient été joués par le même comédien. Faire aujourd’hui ce qui était obligatoire il y a 400 ans, c’est ajouter de la confusion sur les genres, David aimait beaucoup cette idée. »

« Lentement David respire, il se laisse emporter, il lasse l’enfant avec ses grandes déclarations amères, lui propose de choisir entre confiture ou sucre dans un yaourt, et tandis qu’elle s’applique à manier la petite cuillère il ne peut s’empêcher de lui recommander de graver cette petite phrase dans sa mémoire : la culture n’est pas un simple bien de consommation. »

« Et la pluie bombarde, et le vent hurle de rire, et la terre craque, et l’incendie tire ses milliers de langues aux habitants terrifiés. Le ciel grimace et se tape les cuisses. »

« Il faut le pouvoir du théâtre pour que la vérité apparaisse. De l’artifice, des mensonges, des décors actionnés par des cordages et des poulies, des costumes, des artefacts. Le théâtre est un mensonge qui chemine vers la vérité. Pour connaitre quelqu’un, il vaut mieux lui demander de révéler l’ensemble de ses masques plutôt que de le mettre à nu. »

« L’art nous console de tout. »

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