Plexiglas / Antoine Philias

Elliot, bientôt 30 ans, revient habiter à Cholet, dans la maison de son grand-père actuellement à l’EHPAD. Il a été blessé à une jambe lors d’une manifestation. Il n’a plus de travail et compte bien ne rien faire tant que ses maigres économies le lui permettront. Il traîne dans la galerie du Carrefour à côté de chez lui, notamment au bistrot le Balto. Il va y croiser Lulu, caissière, 60 ans, percluse de douleurs aux articulations. Une amitié naît entre eux. Autour d‘eux gravite toute une galerie de personnages : William l’agent de sécurité, Josie l’employée de ménage, Franck le syndicaliste, Félix l’opticien qui plaît bien à Elliot, etc. Des gens auxquels on peut s’identifier ou qu’on peut croiser dans notre vie.

Malheureusement l’arrivée de la Covid et du confinement l’oblige à rester chez lui. A part les coups de fil de sa sœur jumelle, il ne se passe pas grand-chose. On les suit durant une année, de la saint-Sylvestre 2019 à la St-Sylvestre 2020, période traversée par la Covid avec encore la présence des gilets jaunes au début.

Les paragraphes alternent entre les points de vue d’Elliot et de Lulu sans changer de chapitre. Les deux voix se mêlent. On est plongé dans la vie d’une zone, d’une grande surface. Le roman est entrecoupé d’extraits de discours d’Emmanuel Macron et de communications de la direction du supermarché. L’auteur n’est pas tendre avec le Président ou les politiques de Cholet. C’est très ironique et drôle.

Les lieux sont réels. L’auteur y a vécu. Il a inséré une carte de la ZAC de Cholet au début du roman, petit clin d’œil à Tolkien. Mais bien sûr cette zone ressemble à toutes les zones de France. Sorte de roman sur les gens invisibles, on s’attache aux personnages alors que leur vie n’a rien d’exceptionnelle. Le ton est léger et rythmé. Antoine Philias parle des conditions de travail dans la grande distribution alimentaire et ça ne fait pas rêver. Et pourtant on se surprend à tourner les pages encore et encore. Un roman social qui sonne juste, très lucide, très bien construit et surtout très humain ! Un conseil, ne passez pas à côté de ce livre moins médiatisé de la rentrée littéraire.

Note : 4 sur 5.

Incipit :
Saint-Sylvestre
calme et claire nuit de l’An
à bonne année donne l’élan

Carrefour est ouvert. Au-dessus de l’entrée on lit :
Grands. Petits.
Jeunes. Moins jeunes
Pressés. Moins Pressés.
Lents. Curieux. Zigzagueurs.
Chiens. Chats.
Distraits. Concentrés.
Sérieux. Emerveillés. Calmes.
Ici, nous partageons tous un air de famille
.
Grand, jeune, curieux et pas contre un peu d’émerveillement, Elliot passe les portes automatiques et se mêle à la galerie : faux léchage de vitrine devant celle de Jules, comparaison des offres de SFR et d’Orange, coup d’œil aux montures d’Atoll l’opticien. Enfant, il venait au moins une fois par semaine. Se souvient même de l’époque où Carrefour s’appelait Continent. Depuis, des boutiques ont fermé, d’autres ouvert, et l’hypermarché ressemble désormais à une résidence de loisirs high-tech : infos, météo et horoscope sur écrans LED, mélange de pubs et de cantiques dans les enceintes, petits vieux sur bancs spacieux entourés de ficus bidons, gamins dans piscine de ballons, Marc Levy dans la bibliothèque participative et babyfoot au milieu de l’allée. Carrefour est un casino où tout est fait pour que l’expérience soit ludique, le passage du temps dissimulé. On pourrait être mardi ou jeudi, en mars ou en août, à Metz ou Toulouse, tout est possible tous les jours. Y déambulant, Elliot oublie sa fin d’année misérable, le trou dans son porte-monnaie et son retour à Cholet. »

« 10h30. Entre deux tubes d’anciens étés, un message sort en boucle des haut-parleurs : Toutes les équipes de votre magasin sont mobilisées pour assurer votre santé, nous renforçons également nos équipes de nettoyage pour une désinfection régulière des chariots et paniers, nous vous invitons à respecter les gestes barrière et à privilégier le paiement sans contact en dessous de 30 euros. Celle qui est mobilisée ce matin, c’est Josie. Employée de ménage depuis vingt-trois ans, elle lavait déjà le sol de Carrefour quand c’était le sol de Continent. Se souvient qu’à l’entrée est, au lieu d’une boutique de jeux vidéo, il y avait un photographe chez qui elle achetait ses cadres. Qu’avant d’être remplacée par l’enseigne de chocolaterie-épicerie fine Le Comptoir de Mathilde, une boulangerie lui donnait chaque matin un sachet de viennoiseries de la veille à emporter. Qu’on pouvait boire un café pour quelques centimes à l’ancien Balto et louer des cassettes au distributeur à côté du photomaton. Le décor change, pas le travail. Josie avoue quand même que ses outils sont plus efficaces, l’odeur des produits moins forte, la salle du personnel plus confortable. Bien sûr, elle n’est plus toute jeune, la moindre articulation lui rappelle que la retraite approche. »

« 12h30
« Votre masque mademoiselle ! Je sais que c’est dommage avec un sourire comme le vôtre mais pas le choix ! »
Posté à l’entrée ouest, William enseigne à Jonathan l’art d’appliquer les codes sanitaires dans la joie et la bonne humeur. Une petite blague, un commentaire sympa, ça passe toujours mieux. »

« Tu dis si t’as besoin d’aide hein ?
Il n’y a pas grand-chose que Franck puisse faire pour aider Lulu, clouée aux toilettes. Elle s’est contenue dans la voiture, lâche tout sur le trône. Ses cuisses ne font plus qu’un avec le plastique de la cuvette. Se lever n’aurait aucun sens, sa vessie la condamne à résidence. Elle vit ici et maintenant. À le choix entre les vieux Moto Mag de Bernard et Le Monde diplo de Franck. Dossier sur Emmanuel Macron et l’Etat profond. Le monarque la suit jusqu’au trône. Dès que la cystite lui en laissera le loisir, elle écrira un sms au père Retailleau. »

« Aller récupérer Gilles à la gare. Lui aussi, Franck l’a vu en photo, avec vingt kilos en moins. Il sait la rancœur que ressent Lulu envers son frère, du fait qu’il a abandonné Cholet sans se retourner, de sa prétendue réussite. Chaque fois qu’elle le décrit comme un égoïste parvenu, Franck se dit secrètement qu’elle exagère, aggrave son cas, doit projeter ses insécurités sur le seul membre de la famille Doué à avoir échappé à son déterminisme. Mais pas de politique et encore moins de psychologie de comptoir, alors Franck reçoit la poignée de main virile de celui qui l’appelle déjà son nouveau beauf et s’étonne de voir que Lulu n’a pas encore changé son vieux tacot.
Sur la route de l’EHPAD, où c’est seulement sa deuxième visite en deux ans, on n’entend que Gilles. Sa voix qui porte largement au-dessus de sa sœur déplore le port du masque dans son TGV, une contrôleuse l’a réprimandé parce qu’il mangeait un sandwich, on peut même plus bouffer avec leurs conneries, moi pour bien leur montrer que tout ça est absurde, j’ai passé le reste du trajet à boire dans ma bouteille et vas-y Frankie, tu peux accélérer un peu, y’a pas plus dangereux que ceux qui roulent lentement, j’ai un saisonnier qui s’est pris un PV la semaine dernière, heureusement je connais tous les condés de Haute-Savoie et quelle horreur la saison d’ailleurs, comme si j’avais pas assez d’emmerdes avec les taxes et les charges, a fallu qu’on se tape le corona, putain ça pousse les lotissements à Trémentines, faut investir Lucette, tu seras plus près de la mère comme ça, plus près de Carrouf, vous pourriez acheter maintenant que vous êtes deux, et toi Hugo, toujours la belle vie à Paname, quand est-ce que tu descends skier avec ta petite ? Pourtant habitué aux éructations stupides des gars de l’entrepôt, Franck contient une furieuse envie de déposer Gilles au bord de la D160. Lulu lui lance un regard qui contient du je te l’avais dit, du sois patient, du j’ai l’habitude de gérer mon con de frère. »

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