Les femmes de Bidbidi / Charline Effah

Une fois commencé ce livre, impossible de le lâcher. Les personnages sont tellement touchants et le mystère plane jusqu’aux dernières pages. On a envie de connaître l’histoire de Minga et surtout de sa mère, Joséphine liée au destin tragique de Rose.

Le roman s’ouvre à Paris. Minga est petite. On découvre le quotidien de ses parents, Émile et Joséphine Meyer, partis du Gabon pour la France. Émile est un artiste déchu et un mari violent. Il vit dans les traditions basées sur le patriarcat et ne comprend pas le désir de liberté de sa femme. Joséphine ne supporte plus les coups et s’enfuit, laissant sa fille avec son mari. A la mort d’Émile, Minga part à la recherche de sa mère, pour comprendre qui elle est et avancer dans sa vie. Elle entreprend alors le voyage de Paris vers le camp de Bidibidi au nord de l’Ouganda, où sa mère a été infirmière. Elle y aidait des femmes comme Jane, Veronika et Rose. Des femmes ayant fui les guerres civiles et les violences des hommes. Toutes sont marquées à vie, dans leur corps et leur esprit, et essayent de se reconstruire dans ce camp. Minga rencontre Jane et Veronika au sein du camp. Elle découvre leur histoire et celle de Rose liée à celle de sa mère. Le récit n’est pas linéaire. Il est parfois entrecoupé de lettres qui apportent une respiration dans la narration.

Le lecteur est embarqué dans la quête de Minga, dans l’histoire du Soudan qu’on méconnaît et dans les vies de ces femmes résilientes. Tout n’est pas noir, au contraire, il s’agit d’un roman lumineux. Les femmes font preuve d’un courage et d’une force pour aller de l’avant. Elles ont toute un rêve ou un objectif. Une belle leçon d’optimisme !

L’écriture est fluide et belle. Charline Effah réussit à écrire sur les silences et les non-dits. Une phrase introductive annonce qu’il s’agit d’une œuvre de fiction. L’autrice s’est rendue au camp de Bidibidi, quelques heures, pour le visiter. Les lieux sont réels mais tout le reste est inventé. Pas de manichéisme dans ce livre, chaque personnage a ses fêlures. A travers ce roman, on comprend malheureusement que les violences conjugales sont un thème universel, que l’on soit en France ou en Afrique.

J’ai pensé aux romans de Djaïli Amadou Amal publiés également aux éditions Emmanuelle Collas avec ces portraits de femmes violentées dans une autre partie de l’Afrique.

Un roman engagé et puissant que je vous recommande, un coup de cœur !

Merci Emmanuelle Collas et VLEEL pour cette lecture.

Note : 5 sur 5.

Incipit :
« Mon père m’a dit un jour que les femmes avaient des ailes et que ces ailes avaient des plumes faites de la même matière que la résilience. C’était là le siège de toutes leurs effronteries. C’est pourquoi, ajoutait-il au cours de ses monologues nocturnes qui rompaient le silence de notre appartement : « Pour faire d’une femme la tienne jusqu’à la fin des temps, ce n’est pas son cœur qu’il faut atteindre. Il faut lui arracher les ailes, briser leurs nervures, extirper leurs racines, les brûler et en jeter les cendres dans un cours d’eau. Car, faible comme un oisillon, totalement dépouillée, elle sera pleinement dépendante. » Mais ma mère avait déployé ses ailes brisées. Malgré le craquement et la douleur, elle avait quitté le domicile conjugal une nuit, alors que j’avais à peine huit ans. »

« Je pensais à la peine que j’avais ressentie, à la violence contenue dans ces mots, des mots assassins, des mots fendant l’air et m’apparaissant comme un fouet dont je recevais les coups qui me faisaient mordre la poussière. Il me faudrait peut-être une vie entière pour les effacer. »

« L’absence est un territoire, un monde à habiter. »

« Minga,
Ton père disait que je n’étais pas une femme bien qui accepte la correction de son mari et n’essaie pas de le contester. Mais je ne voulais pas être une femme bien qui a toujours peur. Oui, je te parle de la peur des femmes. Elles ont toujours peur, malgré les lois qui stipulent que maintenant elles ont le droit de voter, de travailler, d’avorter. Bien qu’on leur ait claironné qu’elles étaient libres, les femmes ont peur depuis l’origine des temps. Sexe faible, condamné à trembler sous le joug du patriarcat. Je te parle de survie. Ce chemin solitaire. Toutes ces errances que j’ai rencontrées ici à Bidibidi.
Il y a des chemins dans lesquels on s’engouffre. Ce ne sont pas les nôtres. Mais on s’y engouffre quand même, sans doute parce qu’ils nous rappellent nos vides. Ces bifurcations nous disent que, dans le fond, nous n’avons rien fait de notre vie, que nous nous sommes contentées de tourner en rond autour d’elle. C’est la triste réalité de nos rêves amputés par notre solitude et nos féminismes dissonants. Nous, les femmes, nous sommes douées dans l’art de la contradiction. »

« Dans la cour du chef Moïse, une brise légère fait ondoyer les branches de l’acacia. Je regarde les feuilles sèches se détacher de l’arbre, virevolter dans l’air avant de s’écraser avec un petit bruit. Ici, je ne peux m’empêcher de me souvenir des paroles de ma mère. Chaque pétale qui tombe est le destin brisé d’une femme réfugiée. Décrochée de la branche, elle suit les déambulations qui précèdent la chute. »

« La petite cour s’est recouverte de feuilles sèches. Tout ce que je suis capable de percevoir, c’est le sifflement d’un léger vent glissant entre les feuilles de l’acacia. Pendant un instant, j’ai envie de sortir toutes les lettres de mon sac et de les déchirer là, une à une, jusqu’à annuler toutes ces tragédies. Plus de violence ! Plus de femmes qui fuient ! Plus d’enfants qu’on abandonne dans un coin ! Plus de sentiment de culpabilité qui accompagne les mères ayant choisi la survie plutôt que la maternité ! »

« Ma mère avait sauvé sa propre vie en y laissant une incisive, des ongles arrachés et des litres de larmes qui s’étaient déversés dans l’appartement familial et dont les traces semblaient bouger le soir dans la lumière du salon. Son désespoir avait hanté les murs même après son départ. Elle n’avait pas imaginé que, bien des années plus tard, elle allait trouver ce qu’elle avait fui et qu’elle avait tenté d’oublier dans les yeux des femmes qu’elle soignait, dans leur façon de traîner leur corps, dans le spectacle d’une lèvre fendue ou d’une dent cassée. C’était comme si ses propres fêlures avaient voyagé dans le temps pour se réincarner dans des corps différents. Des corps qui lui rappelaient que l’oubli, parce qu’il est le frère du déni, était la pire offense pour toute femme battue. »

« Des années plus tard, je m’interroge encore sur la transmission, sur les armes qu’on lègue aux filles. Que leur dit-on de leur traversée de la puberté et de leur vie de femme en général ? Quels conseils leur prodigue-t-on au sujet des troubles féminins dont elles pourraient hériter ? »

« Pour le reste, chacune fait seule l’expérience de sa féminité. Les filles bifurquent sur un chemin parsemé de mystères face à un corps qui change. Elles deviennent des femmes, découvrent seules les affres intimes héréditaires. Elles survivent aux fibromyalgies, aux grossesses non désirées, aux avortements parfois, aux fausses couches. Elles deviennent des femmes dans la solitude la plus ignoble parce que les maux qu’elles endurent, leurs mères et leurs grands-mères qui en ont souffert avant elles ne leur en ont jamais parlé. »

« Minga, Je me fais vieille. C’est horrible. Je ne sais comment te l’expliquer. Je ne parviens plus à porter mon corps. Dans ma tête, je me suis toujours sentie comme une enfant, j’ai rêvé comme une enfant, j’ai voyagé comme une enfant, m’émerveillant des lieux et des gens que j’ai rencontrés sur mon chemin. J’ai espéré. Maintenant, je ne suis qu’une vieille femme qui a vu les années passer comme on égrène les perles d’un collier de cauris. Des années vides, en réalité, vides de toi. Mes tiroirs, eux, sont plein de matériel de travail, de médicaments, de courriers administratifs, mais pas une seule lettre de toi. Je me demande si tu as reçu les miennes. Je sais, j’imagine, ton père m’avait dit qu’il s’arrangerait pour que je ne te revoie jamais. Mais j’ai toujours pensé que le temps éroderait ses colères, qu’il le délesterait de toutes ses épines. Ce n’était qu’illusion. Si je te disais qu’en parlant justement du temps, je l’avais laissé s’écouler parce que la joie du retour était sans cesse annulée par la peur d’affronter ton regard. Et puis, qu’allait t’apporter réellement mon retour dans ta vie ? Parfois il est mieux que tu ne laisses pas certaines choses revenir. Le passé par exemple. Il n’y a que la pluie après les longs mois de saisons sèches, l’éclosion des fleurs au printemps, les couchers de soleil, le sourire d’un enfant malade, l’odeur du quatre-quarts qui cuit dans le four, le Canon en ré majeur de Johann Pachebel, le goût du café à une terrasse parisienne, qui peuvent revenir. Mais il n’est pas bon que le passé revienne sous la forme d’un ancien président déchu, d’une femme battue, d’un soldat amputé, d’un blessé de guerre. Tous ces êtres pleins d’échardes. »

« Jean est venu me voir avec l’ambition, je crois, de me sortir de ma solitude. Je lui ai tout raconté de mon pèlerinage à Bidibidi, les soirs où nous dînions ensemble. Le jour, il allait travailler et, la nuit, j’attendais avec impatience la chaleur de ses bras. Quand revenait la rage, la colère de voir ce que l’humanité avait fait du corps des femmes, les mains de Jean m’apaisaient. J’aimais le sentir les glisser le long de mes épaules, de mon dos et de ma taille. Je bougeais mon bassin, je desserrais mes jambes, je l’accueillais en moi, tremblante de désir. Je m’accrochais à lui, aux mouvements de ses mains, à son corps, et le plaisir de nos étreintes me libérait des épreuves que j’avais traversées ces derniers temps. »

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