Je découvre cet auteur suisse avec ce roman que j’ai beaucoup aimé et qui m’a donné envie de lire ses précédents livres publiés aux éditions Au Diable Vauvert.
J’ai tout de suite été charmée par l’écriture et j’ai eu envie d’enchaîner les pages. Dans un style d’apparence simple, l’écriture est fluide. La langue est commune. Il y a de l’humour, une certaine ironie, une nostalgie aussi et de la profondeur. Le roman est riche en éléments.
Il s’agit d’un roman d’anticipation proche. On se situe vers 2030. La situation décrite est plausible, réaliste. Suite à l’effondrement de notre système, en France et en l’Europe, plus rien ne fonctionne : « Pas d’essence – pas de camion. Pas de camion – pas de chocolat. ». Un cadre Parisien, Salvatore, avait anticipé et retapé une ferme dans les Vosges, en pleine forêt. Il y a réuni tout le matériel nécessaire pour survivre et être en autosuffisance. Sa vie solitaire change avec l’arrivée de Mira, sorte de Harley Queen sauvage. Puis arrivent Alix et sa vache. Et enfin ils rencontreront Sacris, qui possède de l’ayahuasca, une drogue chamanique utilisée à but thérapeutique en Amérique du Sud. Une sorte de huis clos se met en place entre ces personnes aux profils socio-économiques très différents.
Bien sûr, on pense à « La route » de Cormac McCarthy, mais ce roman n’est pas du tout sombre. Enfin il y a bien quelques scènes violentes et un peu d’anthropophagie, mais il faut bien survivre ! L’auteur fait une critique du monde politique actuel, tout en apportant des éléments historiques (les animaux domestiques mangés pendant la Commune de Paris en 1871 par exemple) et surtout une culture populaire omniprésente. Ce livre regorge de références à des films, des livres, des séries, on y croise même « l’amour est dans le pré » !
Antoine Jaquier montre que les compétences additionnées permettent de survivre. Salvatore réalise que « même un misanthrope a besoin d’autrui ». A la solitude, il va préférer ses compagnons. L’auteur est en empathie avec ses personnages. L’un d’eux est « gender fluid » ou transgenre. L’auteur utilise alors l’écriture inclusive « iel » et la lecture reste très fluide. C’est donc un pari réussi.
Lors de la rencontre VLEEL, il nous a dit écrire sur des sujets lui tenant à cœur, comme la permaculture. Et aussi que nous sommes tellement « addicts » à notre confort que nous ne ferons pas de changements dans notre mode de vie tant que notre frigo sera plein.
Ses auteurs préférés sont Philippe Djian (c’est d’ailleurs lui qui a recommandé son manuscrit à Marion Mazauric, l’éditrice), John Fante, Bukowski, Irwin Welsh, Bret Easton Ellis. Il ne s’enferme pas dans un style. Il lit aussi des classiques mais n’a pas culture littéraire SF hormis Huxley et Orwell. Son prochain roman sera sur l’éco-terrorisme, c’est donc le sujet qui l’agite en ce moment.
J’ai lu ce roman dans le cadre du Prix Orange du Livre 2023. Il ne fait pas partie de la sélection mais je vous le recommande vivement. Ce serait dommage de manquer ce livre et cet auteur !
Incipit :
« Dix bornes me séparaient de la première habitation. Hurler au ciel m’avait bien éclaté, surtout le nuit, puis je m’étais habitué. »
« Trouvé des torches électriques rechargeables à la dynamo. Des médicaments à la date de péremption la plus éloignée possible. Des litres de désinfectant. Une agrafeuse à points de suture. Des bandages au mètre et même un tourniquet remplaçant de ce bon vieux garrot pour arrêter le saignement en cas de blessure grave.
Ma grande victoire a été, à défaut de morphine, le carton d’antibiotiques à large spectre acheté au black à la cantine des stagiaires en médecine de la Salpêtrière.
– Z’ont qu’à nous payer correc’, m’avait dit le jeune homme alors que je m’inquiétais que le stock manque à son service.
Je ne ratais pas une occasion de venir dans les Vosges mais ma femme refusait de m’y accompagner. Elle se fichait de moi et de ma BAD, base autonome durable, et me reprochait à la moindre occasion le crédit pris pour l’achat de ce qu’elle considérait comme une ruine. Je lui faisais honte avec mes prophéties délirantes qui débordaient de partout dès que j’ouvrais la bouche. Ne comprenant pas que c’était la Création tout entière qui nous poussait vers la sortie, elle s’obstinait à donner sa confiance à ce gouvernement pour lequel elle avait voté et dont elle ne voyait pas les ficelles. L’appartement du VIIIe arrondissement était selon elle notre seul vrai repaire. Jamais l’ennemi n’oserait utiliser de bombe nucléaire et nos centrales sont bien gardées, disait-elle. »
« Malheureusement pour le monde, les événements m’ont donné raison. Trop orgueilleux pour plier, le système a rompu. La maxime affirmant que neuf repas séparent la civilisation du chaos était à peine exagérée. Le jour où les pompes à essence d’Europe ont cessé d’être ravitaillées, un mois a suffi pour vider hôpitaux et supermarchés de leurs biens de première nécessité. Pas d’essence – pas de camion. Pas de camion – pas de chocolat. Très vite l’argent ne permettait plus d’acheter. Il n’en fallut pas moins pour découvrir que nous ne fonctionnions pas à flux tendu que pour les masques et le paracétamol, parfaitement dépendants d’un pétrole et d’un gaz que nous ne possédions pas. Apprenant hébétés, de la bouche de notre président, qu’une centrale ne peut pas tourner sans hydrocarbure et que les réserves du pays, tant vantées lors des premiers vacillements, s’avéraient au final insuffisantes face à la réalité des besoins.
A lire la terreur dans les yeux de notre chef des armées ce jour-là, nous comprîmes vite que nous ne le reverrions pas. »
« Mira avait pédalé pour charger la batterie et regardait l’unique série stockée dans mon laptop, onze saisons tout de même. Si c’était à refaire, ce sont des dizaines de téraoctets de films et autres vidéos que je conserverais au chaud dans un disque dur externe. Sans compter la musique. J’amoncellerais également jeux de cartes et autres jeux de société. On mesure mal le défi que représente la gestion de l’ennui dans un univers tournant au ralenti. Lorsque chaque watt d’énergie est investi dans la logistique, les divertissements se rabougrissent et si je n’avais pas pensé à amasser de la lecture, je crois que je me serais suicidé le deuxième hiver.
Une bibliothèque bien fournie est de plus l’élément clé de la survie. Le réflexe Google nous l’avait fait oublier. Même si on peut tout planifier, rien ne se déroule comme on l’imagine et la science contenue dans la littérature spécialisée permet de gagner cinq ans d’expérimentations foireuses, cinq ans que d’ailleurs nous n’avons pas, lorsque l’on vit au jour le jour. »
« La plupart d’entre eux n’étaient pas encore scolarisés lors du « Qu’ils viennent me chercher » de Macron en 2018. Ces enfants de Gilets jaunes ne s’étaient pourtant pas gênés, presque dix ans plus tard, au terme de son second mandat, pour lui pour donner une grosse fessée cul-nu filmée sur les escaliers du Palais qui sidéra la France entière. »
« Depuis qu’iel nous avait rejoints, Alix utilisait mes rasoirs et jamais je n’avais vu l’ombre d’un poil à son menton. Garçon ou fille, bien malin celui qui aurait pu le dire. Iel était un superbe spécimen de l’espèce humaine, sorte de Julien Doré non-binaire comme on aimait le dire avant la fin des temps. Son élégance tranchait avec le champ de ruines. »
« Pour passer le temps durant ma convalescence, je l’avais imité et j’avoue que lire Stephen King m’avait fait un bien fou. Un habitant de la maison semblait avoir une passion pour son œuvre. Cette mayonnaise faite de petites gens, d’événements inexplicables et d’horreur était bien plus ancrée dans le réel que mes rangées de collections dorées sur tranche de littérature blanche. Pensant que j’allais me délecter jusqu’à la mort de cette érudition, de ces sentiments ambigus, de ces caresses du bout des doigts ou au contraire de cette expression de fantasmes dégueulasses de vieux libidineux incapables de bander sans chimie, j’avais été trop élitiste dans la composition de ma bibliothèque. Cette vanité n’était aujourd’hui plus que le témoignage d’une époque révolue qui avec le recul paraissait bien étrange. Individualisme et glorification du moi. Quand je disais que l’ayahuasca avait changé quelque chose. Tout ce temps perdu. »
« Qu’ils évaporent si rapidement était invraisemblable. J’étais aussi seul qu’un écrivain perdant d’un clic son texte dans les méandres de l’informatique. Seul témoin peu fiable d’une histoire impossible à réécrire et doutant instantanément de l’avoir vraiment vécue. »

Un avis sur « Tous les arbres au-dessous / Antoine Jaquier »