Camera obscura / Gwenaëlle Lenoir

Le narrateur est photographe à l’hôpital militaire. Il photographie les cadavres qui arrivent à la morgue pour joindre des photos à leur dossier. Il raconte avec calme sa vie, ce qu’il a vu et ce qui l’a poussé à se poser des questions sur les dirigeants de son pays. C’est surtout la peur qui le retient d’agir et de réagir. Mais quand les corps se font de plus en plus jeunes et torturés, puis que certains lui sont familiers, il ne peut plus laisser faire sans amasser des preuves au péril de sa vie et de celle de sa famille. On ne connaît pas son nom ni celui de son pays dans le roman mais il s’agit de la Syrie.

Il décrit un pays régi par la peur et contraint à se taire :
« Il faut que les morts parlent parce que nous, les vivants, nous ne pouvons pas parler. Ils ont cousu nos lèvres et arraché nos langues, il y a des décennies. Ils ont commencé par faire taire nos parents, nos parents nous ont fait taire et nous faisons taire nos enfants. »

En plus d’être angoissant, ce roman est perturbant car il pousse le lecteur à se poser des questions. Qu’est-ce que j’aurais fait à la place de cet homme ? Ce qui est encore plus troublant, c’est que ce photographe existe réellement et que les faits sont avérés. Il est connu sous le nom de code César.

J’ai lu ce roman dans le cadre du Prix Orange du Livre 2024. Je me réjouis qu’il vienne d’obtenir le Prix Relay des voyageurs lecteurs et soit mis en avant. Un livre dont je vous recommande la lecture même si le sujet peut paraître plombant. Pour ma part, je n’ai pas pu le lâcher avant sa fin. Il m’a marquée à l’instar d’un coup de poing littéraire. Si vous aimez être bousculé par vos lectures, celle-ci ne vous laissera pas indifférent ! L’écriture de Gwenaëlle Lenoir est concise, sobre et efficace. Lisez les premières pages et vous serez pris dans les tourments du personnage sans pouvoir le quitter avant de connaître l’issue.

Note : 5 sur 5.

Incipit :
« Ania dort et elle sait que je suis mort. Elle a lu le communiqué. Tout le monde a lu le communiqué. Tout le monde sait que je suis mort, mes amis aussi bien que mes ennemis. »

« Je me rappelle bien comment je suis mort. Je suis en voiture. Je roule et je roule. La route express vers le nord est défoncée par endroits. J’évite un cratère de justesse. Une roquette, sûrement. La radio n’a pas parlé de combats par ici. La radio ne parle pas de ce genre de choses. »

« On ne parle pas des services secrets. Ce n’est pas prudent. Votre interlocuteur peut en être, des moukhabarat, et de la pire branche. Il peut boire avec vous, manger avec vous, jouer au trictrac avec vous et, le jour où il l’a décidé, vous faire enfermer là d’où on ne sort pas jamais. »

« J’ai quitté le souk presque sans l’avoir regardé ni humé, je suis passé sous le portique romain et suis entré dans la grande mosquée. Je n’y étais pas venu depuis des lustres. Le marbre de la cour sous mes pieds nus a calmé ma migraine, le silence m’a mis du baume à l’âme. Je me suis assis tout au fond de la salle la plus éloignée, le dos contre le mur, les genoux repliés sur ma poitrine. J’ai regardé la lumière mourir derrière les hauts murs et je me suis retenu de pleurer quand l’imam a appelé à la prière. Il y a toujours un moukhabarat à l’affût sur les tapis. Ils cherchent de quoi remplir leurs rapports. Ils traquent la moindre expression extraordinaire. Un homme qui pleure, même caché à demi, surtout caché à demi, ce n’est pas normal. Pleurer hors des circonstances autorisées, ce n’est pas prudent. »

« Il y faisait terriblement chaud. Je sentais la sueur le long de mes tempes et sous mes aisselles. J’ai enregistrés les photos et j’ai regardé les seize corps, les uns après les autres, les treize garçons et les trois filles, les noms et les âges sur les étiquettes. J’avais déjà vu des corps abîmés. Tous les morts qui arrivent ici sont abîmés. J’avais déjà vu des torses bleuâtres et déchirés, des visages cabossés et des orteils sans ongles.  C’était arrivé quelque fois, je m’en étais ouvert à Abou Georges. Il avait posé son jeton de dame et il m’avait dit à voix très basse : « Oublie-les. Ceux-là, oublie-les. » Je ne les avais pas vraiment oubliés, mais je les avais remisés derrière les yeux d’Ania et ils me laissaient en paix. Un par un, c’était facile.
Je ne savais pas comment j’allais faire pour ceux-là. Les treize garçons et les trois filles. Et les quatre du matin. Et puis il y avait les plans avec les noms, les âges et les blessures. Je n’avais jamais pris ce type de cliché avant. Je ne pouvais pas envoyer ça. Ce n’était pas prudent. J’ai effacé les photos.
Mais avant, j’ai recopié les noms et les dates. La feuille est dans ma sacoche, à côté de moi, sur le tapis de la grande mosquée. Elle est pliée en huit et glissée dans le sac vide des biscuits à la fleur d’oranger. Je me retiens de pleurer. Je ne sais pas ce que je vais faire de cette feuille, des seize noms et de leur âge. »

« Je ne parle pas des morts à Ania. Je les ramène pourtant à la maison, soir après soir. Au début, j’ai essayé de les semer. J’ai pris des chemins détournés pour rentrer. Mais ils m’ont suivi. Les morts sont des gens têtus. Ils m’accompagnent dans l’escalier de l’immeuble, rentrent dans l’appartement, dorment dans notre lit et commentent les informations à la télévision. Ils font les gros yeux quand Najma ou Jamil chantonnent leurs nouvelles comptines à la gloire du président.
Les morts sont des gens discrets. Pendant longtemps, ni Ania ni les enfants ne se sont rendu compte de leur présence.
Azzam Azzaz prend beaucoup de place. Je ne sais pas quoi faire de lui, ni de ses compagnons du jour. Je sais d’où il vient. Avant de partir de l’hôpital ce jour-là, j’ai regardé dans les dossiers posés sur le bureau de Moustache frémissante. Chaque matin, en même temps que les morts, ils apportent une petite pile de feuilles. Chaque mort a la sienne. C’est une histoire courte. Elles ne racontent pas leur vie, leurs sourires, leurs joies, leurs amours, leur plat favori, leur couleur préférée. Elles disent juste des dates et des lieux. Quand et où ils sont nés. Où et quand ils ont été arrêtés. Où ils ont été emmenés. Qui dirige le lieu où ils sont morts. Par qui ils ont été torturés. Nous sommes un pays organisé. »

« Il faut que les morts parlent parce que nous, les vivants, nous ne pouvons pas parler. Ils ont cousu nos lèvres et arraché nos langues, il y a des décennies. Ils ont commencé par faire taire nos parents, nos parents nous ont fait taire et nous faisons taire nos enfants. »

« Nous pleurons tous. Seuls les morts ne pleurent plus. Ils nous ont tourné le dos. »

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