Les obus jouaient à pigeon-vole / Raphaël Jerusalmy

1916, le sous-lieutenant Cointreau-whisky, alias Guillaume Apollinaire, engagé volontaire est touché par un éclat d’obus dans une tranchée.

L’auteur égrène les dernières heures d’Apollinaire au front. Chaque chapitre est un compte à rebours de l’obus qui éclatera. On observe la vie des poilus dans les tranchées. Il y a Trouillebleu, le Père Ubu, Dontacte, Jojo-la-Fanfare, les sobriquets des camarades de Cointreau-whisky. On ressent le froid, la faim, la peur. En première ligne de cette guerre, Apollinaire écrit des lettres, des poèmes, des textes pour une revue littéraire. La poésie est là, vitale. Il y a de très beaux passages sur l’écriture justement.

Cette lecture clôt le bookclub VLEEL d’octobre, autour de la maison d’édition Bruno Doucey, que j’aime beaucoup. Je découvre ce roman de 2016 que j’ai apprécié mais qui n’est pas un coup de cœur. Les citations, poèmes et calligrammes insérés entre les pages me donnent véritablement envie de lire et relire Apollinaire.

Le prochain bookclub VLEEL piochera un titre dans le catalogue des éditions Agullo. Encore de belles découvertes à venir avec les vleeleurs !

Note : 3.5 sur 5.

Incipit :
« Le 17 mars 1916, vers seize heures, le sous-lieutenant Gui de Kostrowitsky, dit Apollinaire, fut atteint à la temps par un éclat d’obus alors qu’il lisait une revue littéraire, le Mercure de France, dans une tranchée en première ligne, au lieu-dit le Bois des Buttes.
Cette revue, annotée de sa main, vient d’être retrouvée en Bavière, non loin de Munich. »

« La tombée de la nuit, c’est toujours un bon moment. Pour la poésie. Un moment qui fuit. Comme une gazelle.
D’une beauté simple, qui ne laisse personne insensible. Pas même le Père Ubu. Pas même le sergent Günter. Et puis ça passe. Et il fait noir.
Ce moment, Apollinaire s’exerce tous les soirs à en recueillir les parfums. Ce ne sont jamais les mêmes. Flaubert en a capturé quelques-uns. Avec justesse. Il les a enfermés dans un bocal, comme des papillons morts. Baudelaire les évoque. Sans jamais vraiment les saisir. Les laissant flotter dans l’air. Pissarro les fait frétiller sur la toile. Albert Samain les caresse. Saadi les a rendus éternels. Puisqu’ils sont périssables. Mais, ici, à la guerre, ils survivent à ceux qui les sentent. »

« Pour garder le pied ferme, il se raccroche aux mots comme à des cordes. Encore bien plus qu’auparavant. Il ne reste qu’eux de tangibles.
Lorsqu’il erre parmi les tranchées, s’adressant à l’un et à l’autre, c’est pour s’écouter parler. Pour vérifier qu’on l’entende. Compris ? Oui, chef. Lorsqu’il tape un gars sur l’épaule, c’est pour s’assurer qu’il est bien là devant lui. Lorsqu’il écrit à Madeleine, à Cocteau, à la rédaction d’un magazine, c’est pour s’expliquer avec lui-même. Se convaincre de sa propre présence. Le roulis ne cesse que lorsqu’il rédige et compose. Une phrase bien construite rétablit aussitôt l’équilibre. Une strophe réussie circonscrit le chaos. Le fait rimer avec la vie. C’est pour cela que Père Ubu raconte sa fable. Et que tous ici rigolent et bavardent.
Ceux qui se taisent sont déjà fous. Déjà morts. Si tu n’y prends garde, tu deviens vite une ombre chinoise.
Pour lui, les choses sont un peu différentes. Dontacte n’a pas amené ses dossiers, ses cachets, ses formulaires. Ni Trouillebleu sa pince à poinçonner. Leur métier n’a rien à voir avec la guerre. Rien à faire ici. Mais la poésie ça ne se range pas si facilement dans un tiroir.
Surtout que la guerre, c’est une aubaine pour les rimailleurs. Ceux de l’arrière, les patriotes, les grands lyriques, qui font rimer victoire avec abattoir. Soudain sacrés chantres de la République en armes. Et c’est un incroyable coup de veine pour ceux qui tonnent. Toute cette mise en scène. La fréquentation assidue de l’absurde, la mise à l’épreuve absolue de la vie et de la mort.
Péguy est passé par là. Et même Aragon. C’est au tour du grand Apollinaire d’entrer dans l’arène.
Paré de son costume de lumière. »

« [Impact moins 6 heures]
Vers dix heures, il rebrousse chemin, se disant qu’il a assez traîné. Qu’il lui faut regagner son poste. Qu’il est grand temps d’écrire un poème.
S’il a appris quelque chose, ici, c’est de ne rien remettre au lendemain.
Dans sa tête, un début de strophe danse la ronde. Les mots se tiennent la main puis la lâchent, sortant du cercle, y revenant, invitant d’autres à y entrer. Qui se tiennent timides, indécis, sur le côté. Les quadrilles se font, se défont, se reforment. Exécutant à chaque fois de nouvelles figures. Pas toujours en accord avec la musique. Ou est-ce la musique qui a du mal à les suivre ?
C’est le meilleur moment. Le plus beau. Ces fautes de pas, ces variations maladroites, ces demi-pointes. Quand le poète balbutie encore. Toute cette dérive.
La phrase flotte. Elle ondule, elle frétille. Elle se dandine. Se regarde dans la glace en faisant la coquette. Ou la fofolle. Elle voudrait tant être parfaite. Parfaitement belle. Elle se trémousse.
C’est quand elle bouge qu’elle est la plus vraie, la plus vivante. Il faut absolument la saisir à ce moment-là. En plein ébat. Pour qu’elle n’ait pas l’air d’une danseuse fatiguée. Quand on la couchera par écrit.
Si l’on tarde, les mots se bousculent, s’énervent. Deviennent indociles. Comme des bêtes qui sentent qu’on va leur passer le licol autour de l’échine. A trop vouloir fignoler, on risque soi-même de se disperser. De ne pas se souvenir des bonnes formules, mises de côté. Dont la première, instinctive, est souvent la meilleure.
Si l’on tergiverse trop, les lapsus, les barbarismes, les solécismes y mettent du leur. Et s’en donnent à cœur joie. Doit-on vraiment les éliminer ? Faire le ménage ? Il y a des impropriétés de langage qui touchent au sublime. Des perversions exquises. Un vrai régal. Eh quoi, toute poésie n’est-elle pas, en fin de compte, un majestueux acte manqué ?
Ah, c’est toute une affaire que d’écrire un poème ! Un immense agacement, un terrible plaisir.
Tu dois évoquer des images, oui. Mais tu n’es pas peintre. Faire résonner des musiques. Mais tu n’es pas chef d’orchestre. Ni même flûtiste. Conter une histoire sans en faire tout un roman. Bercer, faire rêver. Sans endormir, évidemment. Méditer sans réfléchir. Du moins pas vraiment. Donner des parfums à sentir. Et dieu sait quoi encore. Tout à la fois.
Et c’est là ta force.
De peintre-flutiste-conteur-métaphysicien-parfumeur-joaillier-batteur de tambour.
Qui n’en est pas un.
Les autres te diront qu’ils sont aussi poètes. Que tout le monde l’est un peu, à ses heures…
Et toi qui l’es tout le temps,
Au lit comme à la guerre,
Surtout à la guerre,
Tu les envies un peu. Et tu les plains.
De n’être poètes qu’à certaines heures. »

« Les gars du deuxième bataillon de poilus, au Bois des Buttes, sont légèrement en contrebas. Exposés. Presque à découvert. Ils le savent. Qu’il fasse clair ou brumeux ne change rien à l’affaire. C’est juste que les obus pètent mieux par temps sec. Quand il pleut à verse, ils s’enfoncent tête la première dans la gadoue. Et éclatent avec un peu moins de force. Ce n’est toutefois pas une raison pour préférer la pluie. Surtout qu’aujourd’hui, le vent est dans le bon sens. Il souffle en plein sur les boches. Trouillebleu estime que ça allonge la portée des lebel d’au moins cent mètres.
Le climat, c’est important. »

« Dès qu’Ubu quitte le boyau, un joli silence s’installe. Et la poésie revient.
Apollinaire met le courrier de côté. Il doit encore écrire à sa mère. Et à Reverdy. Mais il est fatigué et gai à la fois.
Il rêvasse. Songe à sa strophe. Et à la suivante. A composer. A poudre. L’accalmie, le temps radieux, sa bonne humeur, tout s’y prête. Une mélodie lui sourd du fond de l’âme. Encore souterraine. Phréatique. Qu’il laisse doucement poindre. Sans la brusquer. Ce n’est que lorsqu’elle débouchera au dehors, telle une source, qu’il s’y abreuvera. Et fera de son chant un ruissellement de paroles.
Cela demande de la retenue. Et un long entraînement. Que de savoir laisser un poème s’écrire de lui-même.
De ne pas forcer la muse.
Et ici, à la guerre, dans la tranchée que réchauffe le soleil, c’est bien plus facile d’y arriver.
Tu n’es pas au bistrot. Avec des alcools. Et une femme qui t’attend quelque part. Tu n’es pas au bord de la mer. Ou au sommet d’une montagne. La mer, la neige, tu ne les reverras peut-être pas.
Tu es parmi des hommes couverts de poux, enduits de suie. Qui ne liront pas ton poème. Pour qui ce que tu vas écrire n’aura aucune importance. Et à qui tes vers sont néanmoins dédiés. Aux poilus. Mais aussi aux frisés. Car tu ne demeureras poète que tant qu’ils ne t’auront pas tué.
Et toi, tu ne veux pas d’une gloire posthume. Pas de médailles. Pas de palmes d’académicien. Tu veux juste écrire un poème. Parce qu’il fait si beau, aujourd’hui. »

Vingt ans / Karine Silla

Ce roman est absolument fascinant et bouleversant. Il est basé sur un fait divers des années 1990, un braquage suivi de coups de feu lors de la fuite. L’autrice s’interroge sur ce qui fait qu’une vie bifurque. Pourquoi Jeanne, 19 ans, issue d’une famille bourgeoise, bascule dans la criminalité ? Ses parents n’approuvent pas sa relation avec Tristan, un voyou qui se drogue. Mais à vingt ans, Jeanne est amoureuse et n’a qu’une envie, fuir la maison familiale.

L’autrice a vécu une histoire d’amour similaire avec Romain, héroïnomane. Mais à l’inverse de Jeanne, elle a quitté Romain, avec beaucoup de culpabilité puisqu’il est mort ensuite d’une overdose.

Comme elle, cette histoire m’a fascinée. Je l’ai suivie dans ses réflexions. Les chapitres sont courts et on tourne les pages avidement pour tout connaître de Jeanne. Il y a l’interrogatoire, le procès mais surtout la prison dont il est beaucoup question dans ce livre. Elle aborde aussi la façon dont les femmes meurtrières ou délinquantes sont perçues par la société et la justice.

J’ai perçu quelques longueurs ou une impression de tourner en rond par moment mais cela ne m’a pas empêchée d’avancer dans ma lecture et de vous la recommander fortement. Le sous-titre pourrait être : « Portrait intime d’une jeune femme sous emprise amoureuse ».
Une belle surprise de cette rentrée littéraire !

Note : 4 sur 5.

Incipit :
« C’était le début des années quatre-vingt-dix, un jeudi dans la nuit. Pendant que Jeanne et Tristan commettaient l’irréparable, je regardais l’aiguille de la seringue s’enfoncer dans la veine de Romain. J’avais vingt ans, lui vingt-cinq – à quelques mois près, le même âge que Jeanne et Tristan. »

« Le commissaire ne fatiguait pas. Il répétait sans cesse les mêmes questions, inlassablement suivies d’un « pourquoi ? »
Plus il parlait, plus le vide s’installait dans la tête de Jeanne. Les gens voulaient toujours savoir pourquoi les choses arrivaient. Mais si des réponses existaient, la plupart des choses n’arriveraient pas.
Non, elle n’avait pas eu l’intention de tuer. Avait-elle tué ? Pourquoi ? Comment ?
– Nous avons retrouvé des cahiers remplis de vos colères. D’où vous vient cette haine de la société ?
– Qui sont vos parents ?
– Vous ne voulez prévenir personne ?
– Quel âge avez-vous ?
Il fallait la faire parler. C’était la mission des prochaines vingt-quatre heures. »

« A vingt ans, j’avais cette croyance profonde qu’il suffisait d’aimer inconditionnellement, sans discernement, pour sauver quelqu’un. Les amours de jeunesse – quelle folie.
On tremble souvent, il fait sombre, mais on avance, sans mesurer les conséquences. Vingt ans, c’est un âge dangereux pour explorer notre part d’ombre. La jeunesse, cet unique pays où il est impossible de revenir. Fébriles, on n’hésite pas à côtoyer la mort. Amoureux, elle ne nous fait pas peur. Tout nous porte vers elle. Nous sommes des oiseaux battant des ailes pour la première fois. Si on saute du toit, on est persuadé de pouvoir voler. Le ciel est à nous.
Rien n’est trop haut, rien n’est trop bas. Nous aussi, on peut marcher sur la Lune, visiter l’Enfer. Il faut qu’il se passe quelque chose, que notre vie en vaille la peine.
Vaincre l’ennui, à tout prix. Rien de plus vertigineux que cette impatience, cette conviction d’immortalité, ce besoin de se sentir unique. Ce qui nous arrive n’arrive pas aux autres. Ce qui arrive aux autres ne peut pas nous arriver.
On fume à s’en arracher les poumons. On boit sans limites. Rien ne peut éprouver ce corps vaillant. Fascinés par la mélancolie, par des cérémonies macabres qui nous angoissent autant qu’elles nous attirent.
On a besoin de croire en tout et en rien à la fois. On est gothiques, on est punks, on est bourgeois chantant L’Internationale. On est hétérosexuels, homosexuels, pansexuels, peu importe. Fantômes, vampires, expériences de mort imminente, extraterrestres, drogues, tout ce qui nous promet un monde nouveau. Un monde le plus éloigné possible de celui qui nous a construits.
On enlève sa ceinture de sécurité et on fonce à contresens sur les voies à grande vitesse. On sort du cadre pour trouver sa place sur la photo.
Les adultes, on les fuit. Ils entravent. Sans remparts, on avance, à vif, vulnérable et confiant, sur la crête qui longe le vide. Survivre à la jeunesse relève du miracle.
Et si, sur ce chemin à peine entamé, une rencontre malheureuse se greffait ? Un tandem dangereux, exacerbé par la passion ? Alors, il est possible de commettre l’irréparable.
C’est la mauvaise loterie.
Il y a certainement des explications psychiatriques, des dysfonctionnements héréditaires, pour ce genre de dérives. Mais le hasard joue aussi son rôle. Pourquoi Jeanne, et pas moi ? »

Le ballet d’Augustine / Florence Stevenson

Quand on m’a proposé ce roman en service de presse, j’ai dit oui de suite. Le thème des chevaux et de la médiation animale intéresse tout particulièrement ma fille. L’occasion de partager une lecture avec elle.

Même s’il est question d’équidés, ce premier roman est surtout très humain et parle de résilience. Augustine est une fille de 11 ans, originaire de La Réunion, qui suite à un cyclone se retrouve orpheline en France. Elle est recueillie par Jeanne, une jeune femme qui vient d’acheter une propriété pour y élever des chevaux. Elle a aussi vécu une partie de son enfance à La Réunion avec sa sœur jumelle Adrienne. Augustine ne parle plus depuis le drame. Jeanne essaye d’aider Augustine par l’intermédiaire des chevaux. Elle noue une très belle relation avec un poulain, Verdi.

On découvre au fur et à mesure le projet de Jeanne. Il y a aussi une merveilleuse relation entre les deux sœurs. On sent poindre un secret. Mais je ne vous en dis pas davantage. En tout cas j’ai passé un excellent moment de lecture, tout en douceur. J’ai fait de belles rencontres avec des personnages attachants et des chevaux bien évidemment.

Ce roman empli d’émotions s’inspire de la vie de l’autrice et promeut la reconstruction auprès de chevaux et un respect de l’animal dans son éducation. Un livre qui plaira assurément aux amoureux des chevaux et aux passionnés d’équithérapie.

Il a reçu le Prix du roman Femme Actuelle 2025 et il figure parmi la sélection du Prix littéraire 30 millions d’Amis.

Je remercie les éditions Les Lauréats pour cette lecture.

Note : 4.5 sur 5.

Incipit :
« Georges était inquiet. Il n’avait jamais vu autant d’eau s’abattre d’un seul coup sur l’îlet de La Nouvelle, son village niché dans le cirque montagneux de Mafate. Pieds nus, le pantalon de son bleu de travail retroussé aux mollets, le col de sa veste relevé, il houspillait sa vache de sa baguette de bambou pour qu’elle presse le pas. »

« Jeanne voulait se consacrer à l’enfance en détresse. Adrienne ne fut pas surprise de cette décision. Elles en avaient parlé ensemble à maintes reprises, depuis longtemps. A dire vrai, depuis l’accident. Celui qui, une nuit de juin 2012, les avait réunies dans le même effroyable chagrin. Au-delà de leur solide relation gémellaire, on devinait, entre elles deux, une douleur partagée. Une souffrance à une sorte d’urgence, un morceau de nuit suspendu au-dessus de leurs têtes. Un événement les avait projetées, ensemble, dans le même gouffre. Lorsque sa sœur lui fit visiter le domaine de la Drôme, Adrienne comprit immédiatement que le grand saut serait imminent. »

« Les sœurs aimaient follement s’asseoir à même l’herbe du petit tertre, les bras encerclant leurs jambes, le menton posé sur les genoux, l’œil comblé. La lumière, juste avant son évanouissement, offrait ses dernières splendeurs. La brise taquinait leur peau. Surplombant le pré, face à l’horizon rougeoyant, elles observaient les chevaux de Jeanne. On en comptait sept. Quel chemin parcouru ! Grâce à ce virage effectué par celle-ci, Jeanne et Adrienne étaient désormais fidèles à leur promesse d’enfant : vivre auprès des chevaux. Adrienne ne se rendait plus au club hippique près de Lyon. Elle passait désormais tout son temps libre au domaine, donnait un coup de main à sa sœur. Il y avait tant à faire.
Jeanne avait constitué durant l’été, avec beaucoup de soin et de précaution, son troupeau de hongres et de juments. La sélection reposait essentiellement sur leurs capacités à s’adapter afin de devenir de parfaits médiateurs – cela allait de soi – mais tenait compte aussi de leur état général de santé. A l’exception de l’un d’entre eux, un vieux pur-sang de course, ancien galopeur dont, confiait-elle à sa sœur, le regard avait croisé le sien. On s’apprêtait à le jeter dans le camion du dernier voyage… Il était affublé d’un nom ridicule, Lulu. Elle décida que Lully lui siérait davantage puisque, affirmait-elle, c’était un seigneur. Adrienne ne voyait pas en quoi ce vieux cheval, maigre et osseux, au dos creux et aux côtes saillantes, avait un quelconque rapport avec l’allure seigneuriale. Jusqu’à ce qu’elle aussi soit chamboulée par son regard. Un océan de bonté ! »

Louve en juillet / Gabrielle Filteau-Chiba

Ce titre est le premier d’une nouvelle collection chez Dépaysage « Animales » dont l’autrice est également l’éditrice. Elle ouvre donc la voie à de nouveaux « textes au féminin pluriel qui courent, mordent, soignent. » Je suis curieuse de découvrir le prochain titre de cette collection prometteuse.

Il s’agit d’un récit très autobiographique. Elle raconte sa vie avec sa chienne-louve. 12 ans de vie commune, 12 chapitres, 12 lieux au cœur de la nature, pour lui rendre hommage. Séquoia l’a rassurée, lui a donné de l’amour. Elle a guéri une carence affective de son enfance. Elle lui a apporté la protection dont elle avait besoin notamment suite à des violences conjugales. Elle lui doit beaucoup aussi pour l’écriture.

A chaque étape importante de sa vie, sa chienne a été là, fidèle. Je découvre une femme qui a déjà vécu mille vies et pas des plus simples. Au fur et à mesure des chapitres, on voit sa chienne vieillir. Leur relation fusionnelle est belle. Ce roman est émouvant et la dernière partie totalement déchirante. On ne peut s’empêcher de penser à nos compagnons à quatre pattes disparus et qui ont laissé un vide. Un récit à la fois intime et universel où l’éco-féminisme transparaît. Toujours avec dignité et distance, sans juger, elle réagit aux événements avec amour et compassion, sans colère. Une véritable leçon de vie, de résilience, un témoignage apaisant qui fait du bien. Bref vous l’avez compris c’est un coup de cœur et je vous recommande ce texte puissant et engagé.

J’ai assisté à une magnifique rencontre VLEEL, à voir prochainement en replay, et j’ai découvert une femme très inspirante. J’ai hâte de lire le prochain ouvrage de la collection « Animales ».

Note : 5 sur 5.

Incipit :
« C’est impossible comme t’es belle. Ma toute petite coyote grise à moitié chienne. Fille de Friendly qui porte si bien son nom et d’un père aussi sauvage qu’inconnu. Ta mère, une alpha au regard d’ambre embrasé, est d’une lignée qui coursait autrefois sur les banquises du Nunavik. Avant d’arpenter le nord du Québec a fière allure en tête de file, elle faisait valser fuser traîneaux et mushers de bord en bord de l’Alaska.
La route jusqu’à toi est aussi boueuse et pleine de caprices qu’aux temps de la Nouvelle-France. Il neige à gros flocons sur les sommets, et bientôt le lit de feuilles d’érable et de tremble sera blanc.
Je te désire depuis l’enfance, tu le sens ? J’attendais le magnifique, l’insolite amour qui me ferait l’effet des séquoias de la Calif, ces arbres géants de plus de mille ans.
Tu m’apprends comment prendre soin de toi à mesure que j’apprends la vie dans la forêt boréale, la neige, le silence : fendre le bois, tenir tête aux éléments, dormir parmi les craquements de toutes parts, en dedans comme au-dehors, domptant mes peurs une à la fois : la pénombre peuplée d’esprits, les maladresses qui tuent, la glace mince, les bruits de moteur qui se rapprochent de notre refuge, la bêtise humaine, mourir gelée, te perdre, me perdre. »

« Avant de raconter comment nous sommes mortes, toi et moi, je vais coucher sur papier toutes les fois où on s’est mutuellement sauvé la vie, mon amour de Séquoia. »

« Grandir auprès d’un père suicidaire qui menace, quand les querelles mènent à une impasse, de se tirer une balle dans le palais, présente cet unique avantage : j’ai appris, je sais comment on fait pour raccrocher les monstres à la vie. Par contre, j’ai hérité de l’envers de la chose, aussi : je tolère trop longtemps l’intolérable, tardant au nid, aussi toxique soit-il. »

« Je souhaite à toutes les femmes de mon époque et à celles d’après une rupture amoureuse moins pénible que la mienne ; c’est le vœu que je formule en déposant boîte sur boîte dans la maison ancestrale louée pour mon année de convalescence, au sommet d’une montagne laurentienne. Autant dire ma forteresse protégée de nombreux gardiens. »

« Je suis passée, avec toi, de la fuite à l’enracinement ; grâce à toi de la carapace à la vulnérabilité, de l’adolescence émotionnelle à une certaine maturité. J’ai marché à tes côtés des kilomètres par milliers aux quatre coins du Québec, déménagé je ne sais plus combien de fois. Ta loyauté m’apprend le soin, la présence, l’amour inconditionnel. On s’est forgé une vie cohérente dans les bois. »

« Tu veilles à la porte, chasses mes cauchemars, panse mes doutes. Te regarder heureuse gambader, bien nourrie, grande et en beauté, peut-être gestante, dissipe ma peur que le loup ait eu raison sur mon cas. Non, je ne suis pas une mauvaise mère ni une mauvaise maîtresse. Au contraire. Pour Fleur et Séquoia, j’en suis sûre maintenant, je suis une paire de bras qui sont et le sanctuaire et la forteresse. »

Le duc de Penford Hall / Nancy Atherton

Encore un excellent moment de lecture avec ce tome 0 des mystères de Tante Dimity. On retrouve l’univers de Tante Dimity, toujours teinté de cosy mystery.

Ce tome se place en amont des autres. Emma et Dereck s’y rencontrent. On découvre le château du Duc de Penford Hall et tous les personnages qui gravitent autour. De la fantaisie, du mystère, des secrets, de la romance, une enquête, bref toujours de bons ingrédients qui appellent à tourner les pages pour connaître le fin mot de l’histoire.

Le jardinage étant la passion d’Emma, ce thème est très développé dans ce roman. Le duc de Penford Hall la charge de redonner vie au jardin de sa grand-mère. Un matin, Susannah, la cousine du duc, est retrouvée blessée et inconsciente dans le jardin.

Une lecture-détente ou « doudou » idéale pour les vacances !
A noter que le tome 4 aux couleurs de Noël vient de paraître !

Traduit de l’américain par Axelle Demoulin et Nicolas Ancion.

Note : 4 sur 5.

Prologue :
« – Revenez, Maître Grayson !
– Maître Grayson ! Arrêtez !
– Grayson Alexander ! Quand je t’attraperai…
Alors que le garçon dévalait les marches de la terrasse et courait vers les ruines du château, le rugissement de son père fut recouvert par le fracas du vent qui se levait. Les pans de sa chemise volaient, le gamin fonçait pour échapper à la colère paternelle, sans se soucier des cris des domestiques, ne pensant qu’à fuir. »

« Ce que nous aimons le plus est ce que nous faisons le mieux, murmura-t-il. Et votre vraie passion, ma chère, c’est le jardinage. Les Pym l’ont découvert en vous parlant, et je l’ai vu sur votre visage cet après-midi, aussi clairement que je le vois maintenant. Vous ne pourriez pas tourner le dos au jardin de la chapelle, pas plus que je ne pourrais quitter Penford Hall. »

Jouer le jeu / Fatima Daas

Le roman se place du point de vue de Kayden, une jeune fille de banlieue en seconde générale. On la prend parfois pour un garçon et cela lui convient. Elle a un groupe d’amis qu’on voit également évoluer. Dans cette galerie de portraits, certains se retrouvent en difficultés dans la filière générale et se voit réorientés vers une filière professionnelle d’où un éloignement.

Kayden est discrète. Elle écrit plus facilement qu’elle ne parle. Sa professeure de littérature, Mme Fontaine, croit en elle pour intégrer Sciences Po. Elle va l’aider à passer le concours, mais avec une certaine ambivalence entre elles. Kayden est dans un doute permanent, ne sachant comment interpréter les actions ou les paroles de sa prof. Est-ce que Kayden prendra l’ascenseur social que lui propose son enseignante avec ce concours spécial pour les jeunes issus de quartiers défavorisés ? Discrimination positive, déterminisme sociale, racisme, identité sexuelle, passage à l’âge adulte, bien des thèmes sont abordés dans ce court roman.

Kayden vit dans un petit appartement avec sa mère et sa sœur. Elle rêve que chacune ait sa chambre, surtout sa mère qui dort sur le clic-clac du salon. Il y a une très belle relation entre les membres de cette famille.

Les chapitres alternent avec des textes en italique qui sont les écrits de Kayden, sorte de journal intime. J’ai aimé retrouver l’écriture de Fatima Daas, toujours juste et sincère. J’ai trouvé Kayden très attachante et j’ai suivi son parcours avec intérêt. Un second roman réussi !

Si vous aimez les romans intimes sur les adolescents, celui-ci devrait vous plaire.

Note : 4.5 sur 5.

Incipit :
« – Seconde 6 !
Dans la cour du lycée, le proviseur M. Baudot hurle de sa voix enrouée au micro les nom et prénom de chaque élève, de chaque classe, et de leur professeur principal attitré.
La seconde 6 suit Mme Garance Fontaine.
Elle ne dit pas bonjour. Elle fait signe de la main pour dire : « C’est par là qu’on va pour rejoindre la salle. » Elle marche rapidement, il faut suivre son rythme pour ne pas la perdre de vue, aucun élève ne connaît encore les couloirs du lycée par cœur.
Kayden et ses amies Nelly et Djenna avancent machinalement.
Elle n’est pas du genre à blaguer la prof. Elle dit le strict minimum. »

« Texte pour remplacer la fiche de renseignements
Je m’appelle Kayden, mes amies m’appellent Kay, ce n’est pas un diminutif pour dire caïd, racaille, ne vous inquiétez pas. C’est juste pour aller plus vite. C’est efficace : Kay. On me dit souvent que j’ai un prénom de garçon. Samy mon meilleur ami que vous avez croisé avec moi dans le couloir, parfois on le prend pour une fille. Il s’en fout. Je crois même que ça le flatte.
Kayden c’est un prénom mixte. J’aime bien.
Je suis née le 23 octobre, je me considère moitié Balance, moitié Scorpion. Ma sœur et ma mère sont Scorpion.
Ma grande sœur s’appelle Shadi, on partage la même chambre.
Ma mère c’est Aïsha, elle dort dans le salon, sur un clic-clac, qu’elle a eu pour 50 euros sur Le Bon Coin. Il est gris mais elle le recouvre souvent d’une housse multicolore. Je rêve qu’elle ait une chambre à elle, ma mère.
Pas une chambre dans une cuisine ouverte.
Pas une chambre où persiste les odeurs de la nourriture Eco+, celle du camembert puant dans le frigo, l’odeur des canalisations. Mais une chambre avec une porte fermée et des rideaux aux fenêtres. Une chambre pastel sans housse arc-en-ciel qui fait mal aux yeux et qui donne des vertiges. Une table de chevet, une coiffeuse, et une garde-robe avec plein de jolis vêtements accrochés à des cintres Hangerworld, solides, pas les trente cintres à 2 euros du marché, qui se brisent dès que tu accroches une veste un peu trop lourde.
Et pas un clic-clac. Un vrai lit queen size.
Elle travaille beaucoup ma mère, mais elle trouve toujours du temps pour nous.
Il n’y a pas d’homme à la maison, je ne pourrais pas vous donner les coordonnées d’un père. Désolée.
Je peux vous laisser le numéro de mon oncle Fouad, au cas où… Il est super sympa. Je me souviens qu’il avait remplacé ma mère pour récupérer un bulletin au collège quand elle bossait de nuit.
Sinon, je n’avais pas de très bons résultats au collège, c’était moyen, mais je me débrouillais bien en français.
Plus tard, je ne sais pas ce que je voudrais faire, parfois je pense au métier de prof, mais il y a pas mal d’inconvénients : je n’ai pas très envie de noter les élèves, distribuer les bons et les mauvais points, me foutre de leurs gueules en salle des profs en exposant leurs fautes de vocabulaire, les trouver incultes parce qu’ils ne connaissent pas la date de la prise de la Bastille, ou l’histoire de Louis XVI.
Imaginez que je me mette à leur rappeler qu’ils ont de la chance d’avoir accès à l’école de la République gratuite, que là-bas en Afrique ce n’est pas pareil… ça craint, non ?
Je ne sais pas si j’aime vraiment l’école… Ce que je sais, c’est que j’aime lire, surtout des romans, parfois de la poésie et aussi des essais quand l’auteur n’utilise pas des mots compliqués alors qu’on sait tous qu’il pourrait écrire plus simplement.
pendant mon temps libre j’écris, mais j’écris aussi quand je n’ai pas le temps. J’en ai besoin. J’ai écrit des lettres que je n’ai jamais envoyées, j’ai écrit quand Soraya (une fille de ma classe en primaire à a déménagé du jour au lendemain, j’ai écrit des nouvelles, des portraits, et des textes sur mon carnet. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans l’écriture.
Voilà, je crois que j’ai répondu à la fiche de renseignements. »

Les promesses orphelines / Gilles Marchand

J’attendais ce nouveau roman de Gilles Marchand avec impatience. Verdict : ce n’est pas un coup de cœur, il m’a manqué un petit quelque chose par rapport à son précédent roman, « Le soldat désaccordé », qui a été un gros coup de cœur en 2022. Mais j’ai passé un excellent moment de lecture avec Gino.

Gino, 10 ans, emménage avec sa famille à la campagne en 1956. Ce sont les années après-guerre, les Trente Glorieuses, une époque où on se doit d’être heureux. D’ailleurs, la dame de l’institut national pour l’opinion publique vient régulièrement les sonder pour savoir si les Français sont heureux.

On suit Gino jusqu’aux années 2000. De son enfance, en passant par l’adolescence et le passage à l’âge adulte, Gino reste un grand rêveur. Il rêve d’innovations, de conquête spatiale et surtout de l’aérotrain situé près de chez lui. Une invention fascinante qui a aussi passionné Gilles Marchand, en passant devant les piliers en béton pour se rendre à la Foire de Brive, au point d’en faire un roman.

On croise des personnages attachants. L’histoire d’amour entre Gino et Roxane est secondaire mais traverse tout le roman. On parcourt les fêtes foraines et les bals populaires. La musique est présente et on ressent la musicalité du texte en le lisant à voix haute. On plonge dans la France des Trente Glorieuses avec les pages de réclames insérées entre les chapitres. Ces publicités nous paraissent aujourd’hui totalement désuètes et misogynes. La société est alors en pleine mutation, autant dans le rapport homme-femme que dans les technologies. Le roman fourmille de personnages et de thèmes, toujours avec humour et tendresse. Une lecture à conseiller aux ados pour découvrir une autre époque où il fallait se rendre au café pour téléphoner au milieu de fumeurs !

Est-ce que Gino va réaliser ses rêves ? réussir sa vie ? Il n’y a qu’une seule façon de le savoir, en lisant ce roman sur les invisibles.

Replay et podcast de la rencontre VLEEL à venir, où vous pourrez voir et entendre l’auteur lire deux extraits, accompagné de sa guitare. Ce sont toujours des moments magiques !

Note : 4.5 sur 5.

Incipit :
« Qu’est-ce qui fait une vie réussie ? Succès professionnel ? Succès amoureux ? Succès familial ? Amical ? Social ? Moral ?
J’ai longtemps cru que c’était une espèce de combinaison de tout cela. Une belle vie professionnelle et une famille aimante et souriante. Des pâtes dans l’assiette et un enfant dans le landau.
A l’adolescence, je me suis dit qu’une vie réussie était une vie qui changeait le monde ou, du moins, qui participait au progrès. »

« Gino n’a jamais eu conscience d’avoir offert à Jacques les meilleurs moments de sa vie. Des moments normaux. Des conversations sans jugement, des rires, des joies simples. »

« Mon enfance s’est achevée comme ça. Des étés très longs, des hivers très longs. Les années 1950 se terminaient, les années 1960 s’apprêtaient à débouler, tapies dans un angle du calendrier. Le monde continuait de changer à toute allure. Je le contemplais depuis la fenêtre de ma chambre. J’ai eu douze ans, j’ai eu treize ans, j’ai eu quatorze ans. Même champ, mêmes arbres, mêmes nuages paresseux dans le ciel. Et pourtant, partout ailleurs, c’était la course au progrès. On parlait d’acheter un téléviseur, un aspirateur, un lave-linge.
On nous disait qu’il fallait être heureux. Alors, on tâchait de l’être pour ne pas fâcher la vie. »

« Mon frère avait pris ses habitudes au bistrot du village. C’est lui qui m’y a emmené. Chez Georges, il y avait de la fumée et des grosses voix. Le patron ne s’appelait même pas Georges. C’était celui d’avant qui s’appelait comme ça, mais on n’allait pas changer la pancarte pour une histoire de prénom. Le nouveau patron s’appelait Jean, mais certains l’appelaient Jeannot. D’autres – les anciens – l’appelaient Jojo ou Georgie, par habitude. C’était en quelque sorte la querelle des anciens et des modernes. Ceux qui n’osaient pas s’engager usaient d’un sobre « patron » ou d’un aventureux « Jean-Georges ». »

« Ni nos limonades, ni nos courses, ni nos rires n’ont pu empêcher les jours de raccourcir. On savait tous les deux ce que cela impliquait.
Et le métro suspendu a continué ses essais et Jacques a continué à rouler son corps sur sa petite mobylette et les jours ont succédé aux nuits sans prendre garde à qui que ce soit et on s’est dit que l’été finissait et que sa valise se refermerait avec nos joies à l’intérieur et qu’on allait se séparer un an et qu’une année c’était quand même plus long qu’un été et sacrément même et que c’était pas juste vraiment pas juste et que ce serait bien que ce serait fichtrement bien que le général de Gaulle plutôt que d’aller emmerder les Algériens il fasse des étés plus longs comme chez eux ou qu’il échange leur indépendance contre leur été et qu’on allait se manquer mais qu’on allait se manquer à un point qu’on n’imagine pas, qu’on allait regarder le plafond et les étoiles et les rues vides et à travers les vitres trempées par la sale pluie d’automne en repensant à Cyrano et à Roxane et qu’un jour après l’autre après l’autre après l’autre l’été allait revenir en prenant bien son temps le p’tit saligaud il est jamais pressé pour arriver et un jour après l’autre après l’autre après l’autre on allait finir par se retrouver et qu’on serait encore jeunes encore des gamins sans aucun pouvoir sur le temps qui décide pour nous et que le calendrier qu’est affiché dans la cuisine à côté du réfrigérateur tout neuf il est plus fort que tout le monde, t’es bien obligé de tourner les pages une à une et si tu veux tu peux cocher les jours mais jamais ô non jamais lais alors vraiment jamais tu ne peux les décocher, personne n’est jamais parvenu à décocher un jour du calendrier il faut attendre compter les heures et les heures et tu changes de semaine et tu changes de mois et tu changes de saison et ça prend du temps et à la fin après des jours et des jours et des jours il y aura l’été pas le même un autre évidemment rapport au fait qu’on coche sans jamais décocher les cases et il y aura peut-être bien un ou deux vieux en moins au village mais il y aura la fête foraine et le bal et la boule à neige sur mon bureau et ses danseurs qui dansent et qui ne changent pas et qui se foutent bien du calendrier ils ne cochent ni ne décochent les cases ces deux-là c’est un peu Roxane et moi enfin je crois enfin j’aimerais bien parce qu’on change on grandit on mûrit mais on reste ensemble même quand on ne l’est pas malgré les jours et les jours et les jours.
Et un été qui s’achève, un.
Et elle est partie. »

« Mon frère n’y est pas resté longtemps, en Algérie. Les accords d’Evian ont été signés peu de temps après son arrivée. Mais il ne nous a jamais raconté les semaines qu’il y a passées. Il nous disait qu’il n’y avait rien à raconter. Il nous disait que ce n’était pas une bonne idée d’aller photographier la guerre.
« La mort est photogénique, mais elle aspire ton âme à chaque cliché. »
Je me suis demandé s’il ne voulait pas devenir poète. Mais non, il était sérieux. »

« Papa a sa Peugeot
Maman a ses Peugeot.
Offrez, ou… offrez-vous des appareils
ménagers de qualité.
la qualité est une tradition PEUGEOT.
Peugeot, la qualité qu’on ne discute pas. »

« Et elle ne sort qu’avec des hommes
qui fument Winston…
Forcément, elle adore tout ce qui est chic,
sensass, « up-to-date », elle adore les hommes
élégants, qui la sortent dans les boîtes, et qui
l’observent à travers la fumée de leur Winston…
Oui, vraiment, les hommes qui fument
des Winston sont des amours…
Winston : une fumée tout à la fois riche et légère,
qui traverse le filtre sans rien perdre de son arôme.
Ah, les hommes… qui fument Winston ! »

« C’était une fin d’été orageuse. Le lendemain, les forains allaient repartir par les routes. Quand Jacques est arrivé ce soir-là, j’ai bien vu que ce n’était pas le Jacques que j’avais connu.
Il ne m’a pas vu, il ne voyait personne, c’est comme s’il n’était pas là. Je me suis approché de lui, mais il m’a repoussé sans paraître me reconnaître. Je n’ai pas insisté. La musique a continué. Il y avait les cris des enfants, les tirs au stand de carabine, les manèges qui hurlaient, les enfants qui s’amusaient. Et lui avait disparu sans que personne n’y prête attention.
Son retour a été moins discret. J’ai senti quelque chose de froid me parcourir le corps, une espèce de courant d’air venu d’on ne sait où. Un courant d’air qui a caressé les stands les uns après les autres, glaçant tout le monde sur son passage, sans distinction entre vacanciers et forains. Les conversations se sont arrêtées, la musique a baissé, les rires des enfants se sont taris, les barbes à papa se sont figées dans leur sucre, comme des nuages de décor d’opéra.
Il était revenu. Immobile. Avec un fusil. Le vieux fusil de chasse de son père. Personne ne bougeait. Je crois bien que, à ce moment de la nuit, personne ne comprenait ce qu’il se passait, personne n’avait la capacité d’analyser la situation. Mais il y avait une intuition générale, cette certitude qu’un drame arrivait. On n’osait pas l’approcher, on était en présence d’un animal sauvage. »

Les finalistes du Prix Hors Concours 2025

Visuel ©Prix Hors Concours

Les votes sont clos depuis lundi soir et nous connaissons désormais les 5 finalistes du Prix Hors Concours parmi la sélection des extraits. Bravo aux finalistes ! N’hésitez pas à aller jeter un œil aux 40 extraits et laissez-vous tenter !

Parmi mes 10 titres favoris je retrouve en finale « Rêve d’une pomme acide » et « L’Éden à l’aube « .

Les finalistes

  • Rêve d’une pomme acide / Justine Arnal (Quidam)
  • Le jardin de Georges / Guénaëlle Daujon (Intervalles)
  • Trois noyaux d’abricot / Patrice Guirao (Aux Vent des Îles)
  • L’Éden à l’aube / Karim Kattan (Elyzad)
  • Mes pieds nus frappent le sol / Laure Martin (Double Ponctuation)

La prochaine étape, c’est la lecture des 5 romans par le jury des journalistes mais aussi par les membres, pour le vote final en novembre. La remise du prix aura lieu le 25 novembre à la Maison de la poésie à Paris. A suivre…

Pour en savoir plus

Ce refrain qui te plaît / Nadège Erika

Ce roman social inspiré de la vie de l’autrice est le cri d’une mère. Kora est mère célibataire. Elle a fui le père violent de ses jumeaux. L’un de ses fils est mort. Le second, Sol, est sous emprise de drogues et sa santé mentale se dégrade. Elle a la quarantaine et vit en région parisienne. Elle connaît bien le milieu social car elle travaille comme éducatrice spécialisée dans un foyer.

Elle dresse le constat d’une psychiatrie défaillante en France face au personnel négligent envers son fils à l’hôpital psychiatrique. Elle raconte son rôle d’aidante, son épuisement. Entre les différents internements de son fils majeur, elle lui laisse son studio et vit soit dans des hôtels miteux soit dans les appartements d’amis. Tous les jours elle lui rend visite. Parfois elle ne le reconnaît pas. Souvent elle se pose des questions sur l’amour maternel et culpabilise. Tout le temps elle s’interroge sur le rôle des mères dans la société.

Alors que Sol s’enfonce dans la maladie et que les psychiatres peinent à l’identifier, Kora assiste impuissante à son autodestruction. Un roman bouleversant rythmé par des bulles de respiration avec des références musicales.

Replay et podcast de la rencontre VLEEL à venir.

Note : 4 sur 5.

Incipit :
« – Une dernière fois : ne respirez plus. Ne bougez plus. Respirez.
Après que j’ai repris mon souffle, elle m’ôte délicatement le spéculum, la pince, la caméra, tout l’attirail d’entre mes cuisses, et me tire doucement le bras gauche afin de m’aider à me relever et à me dégager des étriers. »

« Lorsque je détourne le regard d’un clodo dans la rue, il me vient à l’idée que peut-être celui-ci a une mère qui le cherche tous les matins avant d’aller au travail et tous les soirs en rentrant. Qu’il a des tantes qui voudraient l’appeler, des amis qui ont essayé de l’aider. Dès que je vois un mec entrer dans le métro pour gratter trois sous je ne peux m’empêcher de penser que celui-là a peut-être sa mère qui compte les jours depuis qu’elle s’est fait une énième fois recaler par un fonctionnaire de police. Genre « il est majeur, madame, il a le droit de disparaître ». Mais il est malade. Il est sous tutelle. Pourtant il a le droit de disparaître. En revanche la mère doit réapparaître le jour où un flic, un juge ou un psychiatre la sonne. »

« A mesure que le temps passe dans ce cocon de soin, je vérifie ce dont je ne doutais pas : la psychiatrie n’est pas partout la même. L’espace de quelque minutes ou secondes, j’oublie que nous sommes en milieu hospitalier tant l’endroit est accueillant et prouve que l’état de délabrement de la psychiatrie française n’est pas uniquement une histoire financière. A moyens matériels égaux certaines équipes et structures font très bien les choses. »

« Est-ce que si moi aussi j’avais les moyens de le faire entrer en soins ailleurs que dans un hôpital vétuste et dont la majorité du personnel est négligent cela changerait quelque chose pour Sol ? Ou est-ce vain d’imaginer que l’argent me permettrait de l’éloigner des drogues et de le protéger de lui-même ? »

Mes 10 extraits coups de cœur de la sélection du Prix Hors Concours 2025

Au mois de septembre il n’y a pas que la rentrée littéraire, c’est aussi le moment de voter pour les 5 finalistes du Prix Hors Concours ! Ce prix littéraire met en avant des romans francophones contemporains publiés par des éditeurs indépendants. Des romans qui ne figurent pas dans le top des ventes mais qui méritent le détour !

J’ai lu beaucoup de textes intéressants encore cette année. Merci à l’équipe Hors Concours pour cette belle sélection des 10 ans ! Ce n’est pas 5 mais 10 textes sur les 40 sélectionnés que j’ai envie de partager avec vous aujourd’hui. Mes 5 finalistes se trouvent donc parmi ces 10 titres.

Ma liste des 10 extraits coups de cœur :

  • Villa Bergamote / Mona Messine (Bouclard)
  • Les béliers / Ahmed Fouad Bouras (Ed. Emmanuelle Collas)
  • Portrait du poète en salaud / Nicolas Elias (Les Argonautes)
  • Tangentes / Mathilde Hug (Gorge Bleue)
  • Fracture(s) / Lidwine Van Lancker (Livres Agités)
  • Rêve d’une pomme acide / Justine Arnal (Quidam)
  • La Disparution / Pierre Fréha (Most éditions)
  • Ne reste que la nuit / Rose Mallai (éditions Du Gros Caillou)
  • L’Éden à l’aube / Karim Kattan (Elyzad)
  • Sans nouvelles depuis Drancy / David Hury (Riveneuve)

Les votes sont ouverts jusqu’au 29 septembre minuit pour les personnes inscrites. Rendez-vous en octobre pour connaître les 5 finalistes puis en novembre pour le texte lauréat !

Pour en savoir plus