Les promesses orphelines / Gilles Marchand

J’attendais ce nouveau roman de Gilles Marchand avec impatience. Verdict : ce n’est pas un coup de cœur, il m’a manqué un petit quelque chose par rapport à son précédent roman, « Le soldat désaccordé », qui a été un gros coup de cœur en 2022. Mais j’ai passé un excellent moment de lecture avec Gino.

Gino, 10 ans, emménage avec sa famille à la campagne en 1956. Ce sont les années après-guerre, les Trente Glorieuses, une époque où on se doit d’être heureux. D’ailleurs, la dame de l’institut national pour l’opinion publique vient régulièrement les sonder pour savoir si les Français sont heureux.

On suit Gino jusqu’aux années 2000. De son enfance, en passant par l’adolescence et le passage à l’âge adulte, Gino reste un grand rêveur. Il rêve d’innovations, de conquête spatiale et surtout de l’aérotrain situé près de chez lui. Une invention fascinante qui a aussi passionné Gilles Marchand, en passant devant les piliers en béton pour se rendre à la Foire de Brive, au point d’en faire un roman.

On croise des personnages attachants. L’histoire d’amour entre Gino et Roxane est secondaire mais traverse tout le roman. On parcourt les fêtes foraines et les bals populaires. La musique est présente et on ressent la musicalité du texte en le lisant à voix haute. On plonge dans la France des Trente Glorieuses avec les pages de réclames insérées entre les chapitres. Ces publicités nous paraissent aujourd’hui totalement désuètes et misogynes. La société est alors en pleine mutation, autant dans le rapport homme-femme que dans les technologies. Le roman fourmille de personnages et de thèmes, toujours avec humour et tendresse. Une lecture à conseiller aux ados pour découvrir une autre époque où il fallait se rendre au café pour téléphoner au milieu de fumeurs !

Est-ce que Gino va réaliser ses rêves ? réussir sa vie ? Il n’y a qu’une seule façon de le savoir, en lisant ce roman sur les invisibles.

Replay et podcast de la rencontre VLEEL à venir, où vous pourrez voir et entendre l’auteur lire deux extraits, accompagné de sa guitare. Ce sont toujours des moments magiques !

Note : 4.5 sur 5.

Incipit :
« Qu’est-ce qui fait une vie réussie ? Succès professionnel ? Succès amoureux ? Succès familial ? Amical ? Social ? Moral ?
J’ai longtemps cru que c’était une espèce de combinaison de tout cela. Une belle vie professionnelle et une famille aimante et souriante. Des pâtes dans l’assiette et un enfant dans le landau.
A l’adolescence, je me suis dit qu’une vie réussie était une vie qui changeait le monde ou, du moins, qui participait au progrès. »

« Gino n’a jamais eu conscience d’avoir offert à Jacques les meilleurs moments de sa vie. Des moments normaux. Des conversations sans jugement, des rires, des joies simples. »

« Mon enfance s’est achevée comme ça. Des étés très longs, des hivers très longs. Les années 1950 se terminaient, les années 1960 s’apprêtaient à débouler, tapies dans un angle du calendrier. Le monde continuait de changer à toute allure. Je le contemplais depuis la fenêtre de ma chambre. J’ai eu douze ans, j’ai eu treize ans, j’ai eu quatorze ans. Même champ, mêmes arbres, mêmes nuages paresseux dans le ciel. Et pourtant, partout ailleurs, c’était la course au progrès. On parlait d’acheter un téléviseur, un aspirateur, un lave-linge.
On nous disait qu’il fallait être heureux. Alors, on tâchait de l’être pour ne pas fâcher la vie. »

« Mon frère avait pris ses habitudes au bistrot du village. C’est lui qui m’y a emmené. Chez Georges, il y avait de la fumée et des grosses voix. Le patron ne s’appelait même pas Georges. C’était celui d’avant qui s’appelait comme ça, mais on n’allait pas changer la pancarte pour une histoire de prénom. Le nouveau patron s’appelait Jean, mais certains l’appelaient Jeannot. D’autres – les anciens – l’appelaient Jojo ou Georgie, par habitude. C’était en quelque sorte la querelle des anciens et des modernes. Ceux qui n’osaient pas s’engager usaient d’un sobre « patron » ou d’un aventureux « Jean-Georges ». »

« Ni nos limonades, ni nos courses, ni nos rires n’ont pu empêcher les jours de raccourcir. On savait tous les deux ce que cela impliquait.
Et le métro suspendu a continué ses essais et Jacques a continué à rouler son corps sur sa petite mobylette et les jours ont succédé aux nuits sans prendre garde à qui que ce soit et on s’est dit que l’été finissait et que sa valise se refermerait avec nos joies à l’intérieur et qu’on allait se séparer un an et qu’une année c’était quand même plus long qu’un été et sacrément même et que c’était pas juste vraiment pas juste et que ce serait bien que ce serait fichtrement bien que le général de Gaulle plutôt que d’aller emmerder les Algériens il fasse des étés plus longs comme chez eux ou qu’il échange leur indépendance contre leur été et qu’on allait se manquer mais qu’on allait se manquer à un point qu’on n’imagine pas, qu’on allait regarder le plafond et les étoiles et les rues vides et à travers les vitres trempées par la sale pluie d’automne en repensant à Cyrano et à Roxane et qu’un jour après l’autre après l’autre après l’autre l’été allait revenir en prenant bien son temps le p’tit saligaud il est jamais pressé pour arriver et un jour après l’autre après l’autre après l’autre on allait finir par se retrouver et qu’on serait encore jeunes encore des gamins sans aucun pouvoir sur le temps qui décide pour nous et que le calendrier qu’est affiché dans la cuisine à côté du réfrigérateur tout neuf il est plus fort que tout le monde, t’es bien obligé de tourner les pages une à une et si tu veux tu peux cocher les jours mais jamais ô non jamais lais alors vraiment jamais tu ne peux les décocher, personne n’est jamais parvenu à décocher un jour du calendrier il faut attendre compter les heures et les heures et tu changes de semaine et tu changes de mois et tu changes de saison et ça prend du temps et à la fin après des jours et des jours et des jours il y aura l’été pas le même un autre évidemment rapport au fait qu’on coche sans jamais décocher les cases et il y aura peut-être bien un ou deux vieux en moins au village mais il y aura la fête foraine et le bal et la boule à neige sur mon bureau et ses danseurs qui dansent et qui ne changent pas et qui se foutent bien du calendrier ils ne cochent ni ne décochent les cases ces deux-là c’est un peu Roxane et moi enfin je crois enfin j’aimerais bien parce qu’on change on grandit on mûrit mais on reste ensemble même quand on ne l’est pas malgré les jours et les jours et les jours.
Et un été qui s’achève, un.
Et elle est partie. »

« Mon frère n’y est pas resté longtemps, en Algérie. Les accords d’Evian ont été signés peu de temps après son arrivée. Mais il ne nous a jamais raconté les semaines qu’il y a passées. Il nous disait qu’il n’y avait rien à raconter. Il nous disait que ce n’était pas une bonne idée d’aller photographier la guerre.
« La mort est photogénique, mais elle aspire ton âme à chaque cliché. »
Je me suis demandé s’il ne voulait pas devenir poète. Mais non, il était sérieux. »

« Papa a sa Peugeot
Maman a ses Peugeot.
Offrez, ou… offrez-vous des appareils
ménagers de qualité.
la qualité est une tradition PEUGEOT.
Peugeot, la qualité qu’on ne discute pas. »

« Et elle ne sort qu’avec des hommes
qui fument Winston…
Forcément, elle adore tout ce qui est chic,
sensass, « up-to-date », elle adore les hommes
élégants, qui la sortent dans les boîtes, et qui
l’observent à travers la fumée de leur Winston…
Oui, vraiment, les hommes qui fument
des Winston sont des amours…
Winston : une fumée tout à la fois riche et légère,
qui traverse le filtre sans rien perdre de son arôme.
Ah, les hommes… qui fument Winston ! »

« C’était une fin d’été orageuse. Le lendemain, les forains allaient repartir par les routes. Quand Jacques est arrivé ce soir-là, j’ai bien vu que ce n’était pas le Jacques que j’avais connu.
Il ne m’a pas vu, il ne voyait personne, c’est comme s’il n’était pas là. Je me suis approché de lui, mais il m’a repoussé sans paraître me reconnaître. Je n’ai pas insisté. La musique a continué. Il y avait les cris des enfants, les tirs au stand de carabine, les manèges qui hurlaient, les enfants qui s’amusaient. Et lui avait disparu sans que personne n’y prête attention.
Son retour a été moins discret. J’ai senti quelque chose de froid me parcourir le corps, une espèce de courant d’air venu d’on ne sait où. Un courant d’air qui a caressé les stands les uns après les autres, glaçant tout le monde sur son passage, sans distinction entre vacanciers et forains. Les conversations se sont arrêtées, la musique a baissé, les rires des enfants se sont taris, les barbes à papa se sont figées dans leur sucre, comme des nuages de décor d’opéra.
Il était revenu. Immobile. Avec un fusil. Le vieux fusil de chasse de son père. Personne ne bougeait. Je crois bien que, à ce moment de la nuit, personne ne comprenait ce qu’il se passait, personne n’avait la capacité d’analyser la situation. Mais il y avait une intuition générale, cette certitude qu’un drame arrivait. On n’osait pas l’approcher, on était en présence d’un animal sauvage. »

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