Les chapitres alternent entre deux personnages, Gabriel (le grand-père de l’auteur) et Adrien (le double de l’auteur), entre passé et présent.
Adrien est journaliste et écrivain. Les piges sont un boulot alimentaire comme on dit. Il écrit des articles pour des magazines spécialisés en informatique et matériel numérique pour lesquels il teste des appareils et se rend à des salons.
Son grand-père est né en 1908 et a filmé pour les actualités diffusées au cinéma à l’époque, avant les téléviseurs. Toujours une caméra devant l’œil et un cadre. On regarde le monde à travers son « 3ème œil ». Le titre fait référence aux 24 images par seconde qui correspondent à la vidéo.
J’ai aimé suivre la vie de Gabriel au travers du 20e siècle. Il est le témoin de l’Histoire et des avancées technologiques notamment des caméras. J’ai moins accroché à la partie autofictionnelle d’Adrien. Les questions existentielles que son ami Antonio se pose sur la mort du cinéma m’ont moins intéressées. Les passages sur l’écriture, les questions que se posent l’écrivain Adrien, m’ont davantage passionnée. Une belle réflexion sur la vie, la création et avec humour sur le numérique dans nos vies.
J’ai déjà lu plusieurs livres de Raphaël Meltz/Hadrien Klent. J’aime beaucoup son écriture, mais celui-ci n’est pas mon préféré. Peut-être parce que je ne suis pas cinéphile du tout. Avis donc aux amateurs du 7ème art, ce livre pourrait fortement vous captiver !
Avec cette lecture je clos mon challenge de l’été VLEEL et je coche la case de l’auteur reçu plusieurs fois en VLEEL.
Incipit :
« A
[Las Vegas]
– Mais n’oubliez pas que ça fait longtemps maintenant que nous sommes au XXIe siècle. »
« Abattu, il veut aller se coucher.
Mais moi : j’ai dormi pendant le film, j’ai regain d’énergie, j’ai envie de parler, et ça me vient comme ça, c’est rare que j’y arrive mais ce soir ça me vient, je parle de mon roman, de ce que j’essaie de faire, de ce que je comprends de ce que j’essaie de faire, raconter l’histoire d’un homme sans rien raconter d’autre que ce qu’il voit, peut-on écrire un roman uniquement par des segments de choses vues, peut-on les regarder aussi et tenter de raconter ce que vivent les personnages et ainsi construire un récit, il y a eu tant de questions sur le roman depuis des siècles, et tant de réponses, mais moi j’ai l’impression que j’ai tout oublié, que je ne sais même plus si un narrateur peut prendre la parole quand il n’est pas un personnage de son livre, je ne sais pas si je peux faire des flashforwards, me plonger dans un avenir qui est notre passé mais qui éclaire le présent que vit mon personnage, qu’est-ce que tu en dis Antonio ? – mais Antonio dort dans son fauteuil, je le réveille doucement, son grand corps mol, sa peau claire apaisée, je dois les sortir du sommeil, Antonio tu m’as écouté ou pas, oui oui j’ai tout écouté mais je ne me souviens pas trop de ce que tu disais, tu m’as parlé de quoi ?
C’est pas grave, une autre fois, allons dormir Antonio, il y aura d’autres occasions, non ? »
« Mais Gabriel sans caméra n’est pas vivant, il lui faut son troisième œil, son seul œil actif, celui qui lui sert à enregistrer le monde, par le regarder, l’enregistrer. »
« J’ai dit d’accord, que pouvais-je lui dire ? Pas d’accord, continue, sois ce que j’attends de toi, sois ce personnage qui jamais ne renonce, qui ne plie ni ne cède, sois celui qui va au bout de son idée, qui la découd comme un habit mis à plat après usage, des pans plans de tissu qui ont perdu tout volume, des structures qui mettent à jour leur organisation dans l’espace, sois tout à la fois, le Wittgenstein le Lévi-Strauss le Foucault de l’histoire du cinéma, sois le peintre de la mort du cinéma, le chorégraphe de l’épuisement du septième art, le chanteur de la disparition de la magie des images, sois, surtout, sois à la hauteur de ce que j’ai toujours espéré connaître, que j’ai passé ma vie à chercher, sois un être humain réel plus puissant, plus intense, plus original, qu’un personnage de roman, Antonio tu te rends compte que tes oreilles qui rougissent, ta peau trop rose et tes cheveux roux je m’en fous, ta carnation, ton incarnation peu importe, c’est ta légende qui compte, la réalité de ta légende, que tu sois plus, précisément plus que ce qu’un acteur pourra jamais être : une intensité réelle, pas une intensité simulée. Lorsque à Belleville tu m’as parlé de cette idée, j’ai cru que tu m’emmènerais loin, plus loin qu’un roman, beaucoup plus loin qu’un roman sur le cinéma, immensément plus loin que n’importe quel roman dans lequel n’importe quel personnage cherche à raconter la mort du cinéma, que tu m’emmènerais dans un endroit qui serait plus fort, plus complexe, plus inquiétant. Un endroit qui n’existait pas et que tu allais faire naître, par tes mots. J’y croyais, mois. J’y croyais : vraiment. »
« J’ai une forme de nausée. Pourtant d’habitude je sais contenir mes émotions dans ce genre de contexte promotionnel, je me souviens m’en être sorti la tête haute lors du lancement de la version 6 du téléphone en i- (de façon assez paradoxale, l’alcool ingéré durant ce genre de soirée me permet de garder mon estomac bien accroché, puisqu’il dilue chez moi la colère) – là ce n’est pas spécialement le numérique qui m’abat (qui a pris le contrôle de notre monde, cela fait deux décennies au moins que je documente cette victoire) mais plutôt les stratagèmes.
Je déteste les généalogies. Je déteste les familles. Je déteste la famille. Pas spécialement la mienne : la notion de famille. Ce concept vichyste comme lieu rassurant, lieu nécessaire, lieu de référence – quel écrivain aujourd’hui oserait dire famille je vous hais ? Pourquoi est-ce impossible de le dire maintenant alors que c’était permis avant ? Il y a quelque chose qui m’échappe, notre époque a assumé de regarder en face, et de tenter de corriger, tant bien que mal, la domination blanche masculine hétérosexuelle sur le monde ; mais contre la domination familiale personne ne s’est levé, aujourd’hui on va à la Gay Pride avec papa maman, on se réconcilie avec son père dont on avait dit trop de mal dans un précédent livre, on loue sa maman en huit cents pages mielleuses, et surtout, surtout, on partage sa vie, par clics infinis, avec ses parents frères sœurs cousins oncles, un grand tout dans lequel il n’est plus possible d’avoir des relations personnalisées, intimes, intenses, un simple groupe W. qui connecte tout le monde à tout le monde, on s’adore on est une famille c’est trop cool : Folcoche où es-tu passée ? Les parents dysfonctionnent on les pardonne. La fratrie déconne on la cajole. Les cousins délirent on les bichonne. Toute la famille devient lieu d’amour obligatoire, le sang vaut proximité, le patrimoine n’est plus culturel ou intellectuel, il n’est plus qu’hérédité.
Et dans l’autre sens : même les textes critiques, les documentaires haineux, les règlements de comptes numériques, même eux se font contre papa ou grand frère, comme si même des ennemis on ne pouvait pas en trouver en dehors de sa famille – drôle de retour en arrière vers une cellule qu’il n’y a pas si longtemps tout le monde acceptait de pouvoir laisser derrière soi pour s’ouvrir à un monde entier fait d’autres personnes, d’autres univers, d’autres ADN que ceux qui sont si conformes aux nôtres.
Et dans les allées de ce Salon maudit où je n’aurais jamais dû accepter de venir, brutalement (ce n’est pas un effet de style, c’est ainsi que cela s’est produit, comme un coup dans le ventre, comme une nuit brusque tombant soudain sur ma pensée) : mais toi Adrien n’es-tu pas tout simplement en train d’écrire un livre sur ton grand-père ?
Mon Dieu. »
« Quand tu passes ta vie à construire le souvenir d’un être perdu, peux-tu accepter un jour que cet être-là aurait bien dû finir quand même par mourir ; mourir à un âge « juste ». C’est quoi, un âge juste ? »
« Et puis c’est le numéro 1876 du 9 juillet 1960. Comme souvent, La Cinématographie française a vendu sa couverture à un producteur pour annoncer le tournage d’un film. Là c’est Georges de Beauregard qui a payé une double page à Jean-Luc Godard pour Le Petit Soldat, dont le tournage commence en Suisse. Et, sur la couverture, il y a ces mots, ces mots qui dans le film seront prononcés par le personnage de Bruno Forestier :
la
photographie
c’est
la
vérité
le
cinéma
c’est
24
fois
la
vérité
par seconde
et c’était ça, sans doute, que je cherchais encore : ces mots. Ces mots, pour me permettre de mettre un terme à mon livre, ce roman qui n’en est pas un, qui tente de respecter la vérité de ce qui est arrivé à Gabriel P. entre sa naissance en 1908 et sa mort en 2009. »
« […] sois à la hauteur de ce que j’ai toujours espéré connaître, que j’ai passé ma vie à chercher, sois un être humain réel plus puissant, plus intense, plus original, qu’un personnage de roman »

Un avis sur « 24 fois la vérité / Raphaël Meltz »