Voici un roman intime qui peut faire penser à Marie-Hélène Lafon dans les thématiques abordées notamment. Elle aborde la vie d’une famille en Normandie dans les années 80, la sienne, à travers la voix de la fille. Elle replonge dans ses souvenirs à partir d’objets et de paysages en alternance. Les objets portent des traces autobiographiques. Il y a les livres, la radio dans la cuisine, le foulard de sa grand-mère, la jupe fleurie, les couverts en étain, un médaillon. Chacun font renaître une époque ou un lieu à un moment précis.
Un roman sensoriel, poétique et visuel qui parle du monde rural et d’un contexte familial difficile où le silence est roi. Un instantané sociologique d’une époque, à l’instar de photos tirées d’un album. Elle s’interroge sur la (im)possibilité de transmettre alors que rien n’a été transmis, qu’il n’y a pas de passé connu à raconter. J’ai été impressionnée par la capacité de l’autrice à se souvenir de moments d’une manière aussi claire et évocatrice.
L’autrice est archiviste à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine à Caen. Avec ce premier roman, elle fait partie des 6 finalistes du Prix Premières Paroles organisé par la Médiathèque départementale de Seine-Maritime, qui propose toujours de belles sélections de premiers romans.
A venir, les replay et podcast des 2 rencontres VLEEL avec les finalistes.
⭐⭐⭐⭐
Note : 4 sur 5.
Incipit : « Les beaux livres Sept livres reliés. La reliure, c’est le luxe ; faux cuir, mais vrai effet. »
« Les tentatives de suicide du père étaient imprévisibles, tout comme les cibles de son exaspération. Les parents, deux enfants, l’angoisse, la rancune, la déception, le silence, c’était trop d’habitants pour une seule maison. La joie continue de la radio commerciale ne suffisait plus à colmater le tout, … Sweet dreams are made of this, who am I to disagree ?… d’autant plus que l’angoisse s’infiltrait par ce canal-là aussi. »
« Aujourd’hui, il ne reste que des questions et personne à interroger. »
« Je choisissais des titres au hasard parmi les galaxies de romans policiers antiques, les anthologies de contes, les romans étrangers. Grâce à cette bibliothèque, à celles croisées dans d’autres lieux, à quelques bouquinistes, les livres étaient la seule abondance qui m’était permise, la seule évasion aussi. [..] Je me souviens encore de la surprise maîtrisée du bibliothécaire lorsque j’empruntais Ulysse ou Le Voyage au bout de la nuit à quatorze ans. Je craignais l’interdiction, ou pire, la mise en garde, la leçon de morale condescendante. Son silence fut le meilleur des passeports vers la réflexion puisqu’une page de chacun de ces livres suffit bien mieux à me faire comprendre que je n’étais pas prête. »
« Parmi tous les endroits à découvrir, je n’ai jamais visité non plus le Carmel jusqu’à ce que je me décide à y entrer seule, jamais visité la salle dorée dans une autre aile du palais épiscopal, ni même la basilique ou le château romantique de Saint-Germain-de-Livet à quelques kilomètres. Nous restions à l’extérieur, à côté, enfermés dans notre routine, des années à passer à côté de tout. Le loisir était une éventualité reportée à plus tard. La culture n’était pas pour nous, ni la religion, ni les objets, pas plus le rêve. Pour nous : le travail difficile, la sagesse forcée, les difficultés qui s’accumulaient. Nous étions une famille qui s’obstinait à ne pas voir le monde, pour ne pas risquer en retour d’être remarquée par lui. Rester obscurs, austères, discrets et invisibles, la seule profession de foi. »
« Même si le palais épiscopal a été endommagé et défiguré par un incendie en l’an 2000, si la bibliothèque a changé de lieu et de forme, les rues demeurent connues, peu changées, malgré les années. Je m’y sens toujours étrangère, heurtée par l’âpreté des souvenirs, la violence de leur résurgence, toujours sur le point de retomber dans l’ornière du passé, d’être happée par la tristesse et le regret. La solitude d’alors est une blessure à peine cicatrisée. Rien n’était normal et tout était banal. »
« La jupe fleurie souffrait d’un seul défaut : elle était trop jolie pour la vie que nous menions. L’été, à la maison, se passait en pantalons solides pour « buzoquer » (passer son temps à des riens) ou aller dans les bois, en short éventuellement s’il faisait très beau, pour s’allonger dans la chaise longue, lire et penser à la mort. Le dimanche matin, ,nous n’allions pas à la messe à l’église du village, nous n’allions pas déjeuner chez des amis ou des parents, il n’y avait pas d’occasion pour porter des « habits du dimanche ». Les dimanches se passaient dans le huis clos familial pour lequel aucun effort vestimentaire n’était requis. Au printemps et en septembre, il ne faisait pas assez ou plus assez beau et nous avions cette faiblesse pragmatique de nous habiller en fonction de la météo. J’étais en possession d’une très jolie jupe que je n’avais pas la possibilité de porter, j’approchais de la féminité, mais je restais à côté. La jupe fleurie était une tentative et un échec, le désir de se confronter à un modèle imaginaire et l’impossibilité de se plier aux références. Quel vêtement aurait pu contenir les sentiments contradictoires, les non-dits et la révolte tue, l’énergie et le bouillonnement de l’adolescence confrontés à l’exercice des forces contraires, ne pas bouger, ne pas faire de bruit, se faire oublier, faire oublier que tu existes ? Jupe froncée et colère rentrée. Le modèle imaginaire provenait d’un idéal des années 1960, des magazines de mode conservés, des films anciens encore largement diffusés à la télévision d’alors, de leurs images imprimées dans le magazine télé, le précieux Télé 7 Jours attendu et soigneusement lu en intégralité chaque semaine. Des images d’un certain genre de femmes, des images d’une certaine façon d’être au monde, de poser, de se poser. Sur la photo, le mouvement est figé, la surprise mimée, hanches de trois quart, épaules légèrement tournées, une jambe en arrière, pointe de pied tendue. »
« Dans une famille sans passé, à anecdotes mais sans histoire, où rien ne s’est transmis, où tout s’est trouvé perdu, la moindre bribe surgie des temps anciens, échappée aux naufrages successifs, fait figure de trésor. L’inventaire en est rapidement mené. Deux livres et un dictionnaire, un pot à couvercle à la laideur intéressante, des serviettes damassée au luxe suranné et quelques couverts en étain. »
« Toutes les vies de famille sont des fictions, plusieurs scénarios s’écrivent sous un même toit, avec autant de points de vue qu’il y a de protagonistes. »
Un avis sur « Objets, trajets / Stéphanie Lamache »