Voici un roman que j’ai lu dans le cadre du Prix du Roman d’Écologie 2025 et qui était passé inaperçu sous mes radars. Il est donc arrivé entre mes mains grâce à la sélection du prix et j’en suis très heureuse car ce livre est un coup de cœur !
Le narrateur se situe en 2036, dans une France gouvernée par l’extrême droite. Suite à un accident nucléaire, il est confiné dans sa cave à cause d’un virus nucléaire. Samuel se remémore alors son enfance dans les années 80-90 sur les bords du Rhône, avec la centrale en arrière-plan où travaille son père. Il vit dans un lotissement, comme les autres « gosses de la centrale », avec ses parents qui se disputent et son grand frère.
Entre roman d’apprentissage et roman d’anticipation, c’est le premier qui l’emporte. Je me suis retrouvée plongée dans l’enfance de Samuel. J’ai aimé découvrir la Zyntarie, le pays et la langue inventés par les deux frères. Après le départ de l’aîné, Samuel continue d’imaginer la Zyntarie et en dresse une carte, écrit son histoire et ses lois.
Puis vient l’adolescence. Il y a Astrid dont Samuel et amoureux. Et Thomas en qui il trouve un véritable ami et qui l’emmène découvrir les bord du fleuve. Une liberté que son père lui refuse. Le Rhône est un personnage à part entière. Il y a de très belles descriptions de la nature.
Il y a des passages sur la catastrophe de Tchernobyl, une référence aux Simpsons. Samuel compare son père à Homer. Je me suis retrouvée dans cet enfant des années 80-90.
C’est un roman engagé contre le nucléaire. On sent rejaillir les influences de la vie de l’écrivain-voyageur-géographe. J’ai été emportée par son écriture et son univers. Un roman de la rentrée littéraire 2024 que je vous recommande et qui fait partie de la sélection du Prix du Roman d’Écologie 2025.
Incipit :
Sur les bords de Loire, juillet 2036
C’est la colère qui guide ma plume. Une colère froide qui vient de loin. A l’heure où j’écris ces lignes, le virus nucléaire a tué mon père, a causé le cancer de mon premier amour, ravagé les paysages de mon enfance et rendu l’air irrespirable.
« L’oreille pendue à la radio, ma mère se morfond dans le vieux canapé du salon et se lime les ongles – un bruit qui me flanque la chair de poule – en attendant le retour de mon père et du courant électrique. »
« Je ne m’intéressais pas encore à l’emprise des marques qui envahissait de plus en plus nos esprits. Depuis la chute du Mur, il fallait avoir des coussins d’air sous ses semelles ou dans la languette de ses baskets ; le monde de la récré se partageait entre les partisans de Nike et ceux de Reebok, de même que le monde entier s’était jadis partagé entre le bloc de l’Est et le bloc de l’Ouest ; les marques françaises – Kickers ou Le Coq sportif – étaient has been. La moitié des mecs de la classe rêvaient de posséder, tel Jibé alias le Troll, ce petit ballon orange qu’il arborait sur le devant de sa cheville, la languette de ses Pump bien relevée sur l’ourlet de son jean, et qu’il pressait de temps en temps d’un air lubrique ; certains rêvaient de le caresser, comme ils rêvaient de caresser le téton d’une fille. »
« Avec la chute du Mur et l’explosion du bloc de l’Est, plus rien ne pouvait freiner l’expansion de l’Empire du Bien et la diffusion de ses marchandises criardes et stéréotypées. L’américanisation des esprits gagnait en ampleur. Les sitcoms déferlaient sur nos écrans : je ne voulais plus manquer un seul épisode d’Alf ou du Prince de Bel-Air, avec leurs gags répétitifs qui me pliaient en quatre et leurs rires enregistrés qui exaspéraient ma mère. Mais en décembre 91 j’eus l’impression de voir l’écran se transformer en miroir : tous les samedis, vers dix-huit heures, sur Canal+, Les Simpson, la famille américaine la plus célèbre du monde, nous réunissaient sur le vieux canapé, mon père, ma mère, mon frère de retour de l’internat et moi. Homer Simpson, le père de Bart, travaillait à la centrale atomique de Springfield comme technicien puis comme responsable de la sécurité. Matt Groening, le producteur, s’était inspiré de sa propre famille pour inventer cette famille nucléaire et déséquilibrée dont il n’avait même pas pris la peine de changer les prénoms. Springfield, inspiré de la centrale de Trojan, dans l’Oregon, qui connut des incidents à répétition et qui finirait dynamitée, c’était le Malville américain. »
« Heureusement qu’il y a des archipels de papier pour consoler les adolescents éconduits. J’ai mis longtemps à l’analyser mais je crois que je vivais mon premier chagrin d’amour. »
« Il faut dire que, depuis que je me suis confiné sous terre, je rêve énormément. Ma vie nocturne, inconsciente, est devenue beaucoup plus passionnante que ma vie diurne. Tous les matins, je passe la première heure à retranscrire mes rêves dans mes carnets du sous-sol. Et tous ces rêves me ramènent au bord du fleuve de mon enfance. Plus le temps passe et plus j’ai l’impression qu’il est moins facile de vivre que d’écrire. »
« Qu’on imagine un homme condamné toute sa vie à faire puis à défaire le même objet et qui se rend compte que cet objet – le plus perfectionné et le plus dangereux du monde – n’a jamais servi à rien et l’on comprendra que le mythe de Sisyphe est d’une terrifiante modernité. C’est là tout l’absurdité de l’industrie nucléaire et de l’ère atomique. Demain, lorsque la forêt aura repoussé, lorsque la faune et la flore auront repris leurs droits, lorsque les ruines d’Astrid et de Superphénix auront disparu, il ne restera rien du travail absurde de mon père pendant plus d’un quart de siècle. Alors que le sol et le sous-sol, eux, seront contaminés pour des millions d’années. »
« On croit que la campagne est un immense Ehpad, mais on ne se rend pas compte à quel point la ville est un mouroir car on n’y voit pas le temps passer. Et pourtant, il suffit de faire halte un instant et de penser à tout ce temps perdu dans des bus, des tramways, des métros, des bouchons, et alors on comprend à quel point on tourne en rond, sur ces boulevards périphériques et ces avenues concentriques, dans toutes les ces rues aux tracés trop prémédités, aux noms trop ressassés, qui ne nous offrent plus la moindre surprise. »

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