Il s’agit du deuxième roman que je lis de cette autrice québécoise et je dois dire que j’aime beaucoup sa plume. Elle a aussi un regard très intéressant sur la société. Si vous aimez les romans originaux, celui-ci est fait pour vous !
Elle nous offre trois points de vue et deux époques près du Saint-Laurent. Ce roman choral débute par la parole d’un frappabord (ou sorte de taon). Le chapitre suivant est raconté par Théodore de nos jours. Ensuite il y a des extraits du carnet de bord de Thomas, spécialiste des insectes qui a été sur une île québécoise en 1942 avec Émeril, le grand-père de Théodore. Des scientifiques de différentes nationalités sont réunis sur cette île pour mener des expériences secrètes et préparer une arme capable de paralyser un pays en temps de guerre.
Lorsque le frappabord prend la parole, l’écriture se fait plus sensuelle et charnelle. Tous les sens de l’insecte sont en éveil. Il décrit le plaisir à piquer et boire le sang des humains. Il suit de près Théodore dont l’odeur l’attire tout particulièrement. On le découvre dans son travail à l’usine, chez lui, en visite à l’Ehpad où il trouve son grand-père attaché. Le réchauffement climatique engendre des étés caniculaires. On note des bagarres de plus en plus fréquentes. Les gens deviennent agressifs. Y aurait-il un rapport avec les expériences menées en 1942 sur cette île ?
J’ai tourné les pages avidement pour connaître la fin de cette histoire assez plausible pour semer le trouble dans mon esprit et me pousser à la réflexion sur mon rapport à la nature et aux animaux. En tout cas j’ai ressenti une certaine angoisse et je peux vous dire que vous ne regarderez plus un insecte de la même façon après avoir lu ce livre !
Une fable écologique qui semble très réaliste qui nous enjoint à retrouver l’équilibre ! Une autrice à suivre assurément, publiée par les excellentes éditions de La Peuplade.
Incipit :
« Prédateur
Je vous repère d’abord de loin, attirée par vos mouvements, même infimes, et surtout par la chaleur et le dioxyde de carbone que vous dégagez. Je m’avance précautionneusement et hume votre odeur. Vous possédez tous des effluves différents. J’avoue préférer celui des mâles, un peu plus acidulé et épicé, terreux parfois, mais toujours enivrant. »
« Une fois ses doigts posés sur les capteurs de chaleur, il ne peut pas les retirer rapidement pour chasser une mouche. Dès que le contact est inopinément interrompu, la machine revient à sa position initiale, l’obligeant à tout recommencer. Il perd alors deux précieuses secondes avant de pouvoir réenclencher la torqueuse. C’est écrit dans le ciel, avec ces fichues bestioles qui le harcèlent continuellement, il ne pourra jamais atteindre son quota. »
« A l’ouest, dans le hangar à proximité du quai, dix spécialistes de l’anthrax s’activaient sur le projet N (pour Anthrax, ou maladie du charbon en français). Leur cible était de produire par semaine cent-vingt kilos d’anthrax destinés à fabriquer mille-cinq-cents bombes. Quand le major Walker avait mentionné ce nombre, tout le monde avait retenu son souffle, Thomas le premier. Il n’avait pas pu s’empêcher de penser à la quantité de personnes susceptibles de perdre la vie des suites de cette production. Après un an à ce rythme, les chiffres devenaient absolument horrifiants.
Un peu plus au nord, à droite de l’étable, il y avait le projet R (pour Rinderpest), qui visait à développer un vaccin contre la peste bovine afin de le produire en quantité suffisante en cas d’attaque allemande sur le bétail des Alliés. Étant l’un des plus grands producteurs agricoles capables de nourrir les soldats au front, le Canada était sans doute déjà dans la mire des Allemands. Ainsi, quinze virologistes se relayaient pressés par le major Walker, qui rappelait régulièrement l’imminence d’une telle attaque et, surtout, les conséquences catastrophiques qu’elle engendrerait sur l’issue de la guerre.
Et puis à l’est, dans une maison qui avait servi de laboratoire pendant la quarantaine des immigrants, collaboraient au projet F (pour Fly) un virologiste, un pathologiste, deux épidémiologistes et Thomas, spécialisé dans l’étude des insectes. Leur mission consistait à développer des méthodes de propagation d’épidémies à l’aide d’insectes. »
« Vu de l’extérieur, son travail pouvait paraître agréable, comparativement à celui de ses collègues qui manipulaient des substances extrêmement dangereuses, mais en réalité, il se révélait des plus éreintants. Jour après jour après nuit, ces bestioles surgissaient de partout, le surveillaient, le chassaient, le mordaient sans trêve. Sa peau était couverte de piqûres, et il passait son temps à se gratter, à arracher ses gales par inadvertance, à éponger les sillons de sang qui coulaient de ses plaies avant qu’elles ne coagulent, la douleur s’infiltrant petit à petit dans son corps, prenant toute la place disponible dans son cerveau, l’empêchant de penser clairement. Il se tenait toujours sur ses gardes. Rien ne l’avait préparé à cette mission.
Thomas était né et avait vécu sa vie à Montréal. Sa connaissance de l’écosystème était principalement basée sur ses lectures, ses parents ne l’avaient presque jamais emmené en voyage. Il avait ainsi passé ses étés à la bibliothèque, plongé dans ses livres. Avant son arrivée ici, il n’avait jamais été directement témoin de toute la violence, l’intensité, la beauté, la douceur, l’aridité, l’intelligence que la nature pouvait déployer pour survivre. Dans cet environnement sauvage, Thomas se sentait appartenir davantage au clan des proies qu’à celui des prédateurs. Une variété en particulier s’acharnait avec férocité sur lui depuis le début : les frappabords. »
« Thomas avait développé un respect sincère envers Émeril et sa famille, travaillant étroitement avec eux depuis le début. Leur mentir devenait de plus en plus difficile, mais il savait fort bien que si un militaire découvrait qu’ils possédaient des informations au sujet des recherches menées sur l’île, ils risquaient d’être interrogés ou faits prisonniers de guerre. Et cela, Thomas ne pouvait absolument pas l’envisager. »
« Thomas a aussitôt eu une pensée pour son père qui lui avait un jour dit : « On ne peut jamais savoir qui sont nos véritables ennemis avant de leur avoir fait confiance. » Il avait bien raison. »
« Je vous méprise. Je vous déteste. Je vous abhorre. Je vous exècre. Je vous aversionne. Je n’ai jamais vu des individus aussi malveillants envers eux-mêmes et les autres.
Vous êtes partout. Vous ne pensez qu’à vous. Votre odeur chimique trop puissante se répand avec la pollution que vous générez. Vous défigurez tout sur votre passage. Vous ne prenez pas la peine d’effacer votre trace. Au contraire, c’est votre unique manière de vous exprimer. Vous vous isolez de votre habitat. Depuis combien de temps êtes-vous incapables d’anticiper l’évolution de votre environnement ? De décrypter les comportements hérités de vos ancêtres ? C’est pourtant ce qui vous a permis de survivre jusqu’ici. En cet instant précis, vous devriez ressentir de la peur. Une angoisse viscérale et atavique dans le fond de vos tripes. Ne captez-vous pas le signal de rage que notre espèce s’envoie désormais pour vous attaquer ? Nous avons décidé de vous agresser, de vous nuire, de vous contaminer. Et nous ne devons pas être les seules. Vous avez déréglé le mécanisme à un point tel qu’il n’y aura pas de retour possible. Ce n’est qu’une question de temps avant que vous soyez éjectés. La Terre ne pourra pas vous endurer encore bien longtemps. Je rêve qu’elle vous expulse de son immense gosier, à la manière d’une bouchée avariée. Je m’en réjouirai, nous jouirons tous de plaisir, enfin libérés de votre présence, de votre échec. Personne n’a signé de contrat d’éternité avec vous. »
« La panique s’installe. Son souffle se fait court. Sa tête, confuse. Il prend un premier bouillon. S’étouffe. Il cherche son air. Ses membres deviennent lourds. Ils se débat. Commence à couler. Les vagues l’entraînent. De plus en plus loin. Il s’enfonce. Dans les profondeurs. Les abysses. Une lourdeur l’envahit. Le noir. Ses membres. Sa tête. Il arrête. Le noir. De ses débattre. Déplie son corps. Le noir. Laisse l’eau le prendre. Dans ses bras. Le noir. Lovée contre lui. Le noir. Son être comblé. Irradié de partout. Noir. Le fleuve se décharge. Les bars rayés. Les esturgeons. Les anguilles. Le traversent. Noir. De bord en bord. Le passé et l’avenir. Fusionnés. Noir. Plénitude absolue. Apesanteur. S’abandonner. Se laisser. Ballotter. Noir. Infime. Mouvement. Réconfortant. Se laisser ramener. Tout doucement. La surface. Le rivage. Silence. Noir. »

Un avis sur « Frappabord / Mireille Gagné »