Ou le pouvoir subversif de la littérature en des temps troublés. En 2019, l’autrice Iranienne écrit 5 lettres à son père disparu pour lui parler du monde actuel, du Covid, de ses craintes face à la situation politique et intellectuelle des États-Unis où elle vit.
Elle parle d’elle, de sa fuite d’Iran pour rester libre. Son père, maire de Téhéran, a été emprisonné par le régime du Shah d’Iran. Il refusait le discours politique et clamait son innocence. Aujourd’hui elle s’inquiète pour ses amis en Iran.
Pour elle, lutter contre la pensée unique et les régimes totalitaires, ouvrir le débat, garder notre humanité n’est possible que grâce à l’imagination, donc en lisant. Les livres constituent un refuge ou encore des talismans pour Azar Nafisi.
Ce brillant et passionnant essai littéraire donne une furieuse envie de (re)lire les auteurs cités. On y croise entre autres Salman Rushdie, Margaret Atwood, Zora Neale Hurston, Toni Morrison, James Baldwin. Une ode à la littérature, à la lecture et à l’imagination, qui est la plus belle façon de résister aujourd’hui contre le totalitarisme. Riche en réflexions sur notre monde, ce livre résonne fortement avec l’actualité.
Je remercie Babelio et Zulma pour cette masse critique
Traduit de l’anglais par David Fauquemberg
« J’ai quitté l’Iran à treize ans pour aller étudier en Angleterre et, depuis, les livres et les histoires ont toujours été mes talismans, mon chez-moi portatif, le seul sur lequel je pouvais compter, dont j’étais sûre qu’il ne me trahirait jamais, le seul qu’on ne me forcerait jamais à quitter. La lecture et l’écriture m’ont protégée dans les pires moments de ma vie, dans les moments de solitude, d’effroi, de doute et d’angoisse. Elles m’ont en outre offert des yeux tout neufs, avec lesquels regarder mon pays natal et celui d’adoption. »
« En Iran, comme dans tous les états totalitaires, le régime porte une attention bien trop marquée aux poètes et aux écrivains, les harcelant, les incarcérant, les exécutant même. Le problème, aux États-Unis, c’est au contraire le manque d’attention dont ils font l’objet. Ils sont réduits au silence non par la torture et l’emprisonnement, mais par l’indifférence et la négligence. »
« Lire ne mène pas forcément à une action politique directe, mais encourage un état d’esprit qui questionne et qui doute ; qui ne prend pas pour argent comptant l’establishement ni l’ordre établi. La fiction éveille notre curiosité, et c’est cette curiosité, ce bouillonnement, ce désir de savoir qui rendent si dangereuses l’écriture comme la lecture. »
« Dans ce pays, nous avons perdu l’art d’engager le dialogue avec l’opposition. C’est là que lire dangereusement à un rôle à jouer : cela nous apprend à nous confronter à l’ennemi. »
« La démocratie repose tout entière sur la capacité à échanger avec nos adversaires et nos opposants. Pour qu’elle existe, il faut que nous soyons poussés à penser et à repenser, à évaluer et à réévaluer nos positions, à nous confronter aux ennemis du dehors comme à ceux qui se trouvent au-dedans de nous. »
« Mon objectif dans ce livre – dans tous les livres que j’ai écrits, d’ailleurs – est de combler les fractures provoquées par la politique en rétablissant des connexions grâce à l’imagination.
Aujourd’hui, les livres sont en danger. On peut même faire un pas de plus et affirmer que l’imaginaire et les idées le sont. Or, chaque fois que cela et le cas, nous savons que c’est notre réalité qui se retrouve menacée. Vous savez ce qu’on dit : « D’abord des livres, puis on brûle les gens » ? »
« Cher Baba,
J’aimerais tant t’avoir à mes côtés. »
« De mon point de vue, la réalité virtuelle, Internet, sont bénéfiques tant qu’ils améliorent nos vies. Mais ils deviennent dangereux dès lors qu’ils remplacent la réalité ; quand nous nous échappons de ce qui est réel en quête du virtuel.
Nous n’avons pas besoin qu’un guide suprême nous prive de nos libertés si chèrement gagnées. Quand nous cessons de lire, nous ouvrons la voie aux autodafés ; quand nous cessons de nous préoccuper, nous laissons quelqu’un d’autre prendre le contrôle, quand nous préférons la personnalité à la droiture, la téléréalité ou la réalité virtuelle à la réalité proprement dite, alors nous obtenons des politiciens que nous méritons.
Cher Baba, mon inquiétude, c’est que cette polarisation, ajoutée à une dépendance de plus en plus marquée à la réalité virtuelle, nous empêche de tisser des liens avec autrui et avec le monde réel. Cette absence de liens déshumanise non seulement les autres, mais nous-mêmes. »
« Il arrive parfois qu’un livre me prenne aux tripes et ne me lâche plus – ce fut le cas d’Une femme fuyant l’annonce. Même quand je n’étais pas en train de le lire, il m’accompagnait. Je le déplaçais de ma chambre au séjour, le posant près de moi sur la table basse pendant que je regardais la télévision. Je l’emportais chez le médecin, dans le métro, dans les cafés. Le simple fait de l’avoir dans mon sac me procurait un sentiment de sécurité, de protection. Le lire me ramenait à ces moments remplis d’angoisse en République islamique d’Iran, où j’emmenais partout mes livres comme des talismans : La Grimace de Heinrich Böll, Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Márquez, A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. »
« Je me rappelle t’avoir entendu dire qu’un des plus grands défis de ta vie avait été de comprendre tes ennemis, de les humaniser. Il était plus facile, plus simple de les transformer en démons dénués de toute ambiguïté. »
« Gagner ou perdre n’est qu’un aspect de la guerre. Vous pouvez éprouver de la haine pour votre ennemi et braquer une arme sur son crâne, alors qu’il en fait de même avec vous. Mais vous pouvez aussi réaliser, en cet instant, que vous avez tous deux été rabaissés et déshumanisés. »
« Baba, il faut que je te dise combien ce dilemme résonne en moi. En tant que citoyenne iranienne, quand je vivais en Iran, je me sentais écartelée entre le désir de soutenir et de défendre mon pays, et la conscience que j’étais opposée à cette guerre entre le régime islamique et l’Irak. […] Cher Baba, il semble que quoi que l’on fasse, qu’on parte à la guerre ou qu’on refuse d’y aller, la contradiction et le dilemme demeurent. »
« Pour moi, ce qu’offre l’écriture d’Ackerman, comme celle de Grossman, c’est un rituel de purification de l’âme. La guerre, par nature, déshumanise l’ennemi. Les histoires donnent une voix à l’ennemi, nous forçant à le voir comme un être humain, à le regarder bien en face. Et à travers ce processus, c’est notre propre humanité que nous retrouvons. »
« En de telles circonstances, Baba Jan, comment faire pour survivre ? Et au-delà de la simple survie, comment mener une vie digne, conforme à nos principes ? Grossman choisit ce qu’il appelle l’ « approche littéraire ». Ce que j’interprète ainsi : la littérature est un acte de résistance contre la déshumanisation. La guerre et les traumatismes engourdissent nos sens et gèlent nos sentiments. La littérature nous remet d’aplomb, réveille nos sensations, nous restitue notre sentiment d’individualité et d’intégrité. L’écriture comme la lecture deviennent des manières de protester ; une rébellion existentielle contre la violence infligée. Rester humain – ou plus précisément, continuer à faire preuve d’humanité – devient le but. »
« Baba Jan, je suis sans cesse obligée d’expliquer à tellement de gens, ici, que si la question du voile obligatoire occupe aujourd’hui une place si centrale dans la lutte des Iraniennes, c’est parce que leur apparence en public est devenue le symbole du pouvoir de l’État et de sa mainmise sur le peuple. Donc chez moi, aux États-Unis, je n’arrête pas de répéter à qui veut l’entendre que le port du voile imposé aux Iraniennes après la révolution de 1979 n’a pas grand-chose à voir avec la religion et tout à voir avec le contrôle exercé par les autorités sur les citoyennes grâce à l’uniformité qu’il impose, laquelle rend les femmes invisibles et les prive de tout pouvoir. Et le combat contre ce voile obligatoire n’est pas un combat contre la religion, mais pour la liberté de choix et d’expression, ce qui explique pourquoi une partie des femmes qui portent volontairement le voile soutiennent pourtant cette lutte contre son obligation. »
« Seul l’oubli définitif appelle le désespoir. » Cette injonction est au cœur de toute littérature de témoignage. Pour moi, l’espoir évoqué par Atwood est inhérent à l’acte même de raconter des histoires. Les lecteurs deviennent des gardiens de la mémoire, des gardiens de la vérité. »
« Conclusion
Les lecteurs naissent libres et doivent le rester.
Vladimir Nabokov
S’agissant de liberté, écrivain et lecteur sont les deux faces d’une même pièce, car la liberté de l’un garantit celle de l’autre. Écrire peut évidemment avoir des conséquences pour les écrivains, les mettre en péril, mais les livres peuvent aussi être dangereux pour ceux qui qui les lisent. L’enjeu des grandes œuvres de fiction étant de dévoiler la vérité, les grands écrivains deviennent des témoins de celle-ci ; ils ne restent pas silencieux, ne peuvent le rester. Mais les lecteurs non plus, une fois qu’ils ont lu l’œuvre, ne peuvent garder le silence. C’est particulièrement vrai aujourd’hui.
[…]
Bien sûr, les lecteurs ne disposent d’aucune organisation concrète pour promouvoir la vérité et changer le monde. Mais ils se comptent par milliards. Ils couvrent tout le spectre des professions, des milieux sociaux, des genres, des races, des origines ethniques, des religions. Collectivement, leur pouvoir serait immense. Tous les écrivains censurés, emprisonnés, torturés ou même assassinés ; tous les lecteurs auxquels on interdit de lire les livres de leur choix ; tous les musées, les théâtres et les bibliothèques contraints de fermer leurs portes ; tous cela devrait nous rappeler la responsabilité qui est la nôtre.
Cher lecteur, dans un monde rendu opaque par les guerres et les conflits, dans lequel nos ennemis occupent nos cœurs et nos esprits plus que nos amis, où les mensonges se font passer pour la vérité, nous avons plus que jamais besoin du regard clair de l’imagination pour voir la réalité derrière et au-delà du spectacle. Raison pour laquelle, moi qui m’efforce toujours d’éviter les slogans, j’aimerais achever ainsi ce livre :
Lecteurs du monde, unissez-vous ! »

Un avis sur « Lire dangereusement / Azar Nafisi »