La nuit s’ajoute à la nuit / Ananda Devi

C’est un livre de la rentrée littéraire que j’ai vite repéré, puisqu’il s’agit d’une autrice et d’une collection que j’apprécie tout particulièrement. Cependant j’ai mis la moitié du livre pour entrer dedans, je vous rassure, ensuite je l’ai trouvé passionnant. Peut-être que j’ai senti une certaine réticence de la part d’Ananda Devi à entrer dans ce lieu, ses peurs, et que comme elle j’y suis allée un peu à reculons avant de plonger ou lâcher prise.

La collection « Ma nuit au musée » est le résultat d’une nuit passée par des auteurs dans un musée, ici Ananda Devi arpente les couloirs de la prison de Montluc à Lyon devenue un mémorial. Les chapitres s’égrènent au rythme des heures.

On croise des figures emblématiques, héros ou non, de différentes époques, emprisonnées à Montluc, essentiellement pendant la Seconde guerre mondiale : Jean Moulin, André Devigny, Raymond Aubrac, René Leynaud (poète), les enfants d’Izieu, mais aussi Klaus Barbie. Peu de femmes résistantes sont représentées sur les photos du mémorial, on peut citer Marie Reynoard. Le lieu évolue, il y a une aile pour les femmes avec leur bébé. Des Algériens y ont été enfermés du temps de la colonisation, comme Moussa Lachtar.

Le plus troublant est cette présence encore tardive de la guillotine, machine à exécuter qui semble d’un autre temps mais pas si lointain quand on pense que la peine de mort a été abolie en 1981. La prison a fermé en 2009.

Ananda Devi relie certains événements à son histoire familiale. Elle parle de l’esclavage notamment. Elle dénonce des situations qui la révolte, partout dans le monde. Le point commun de toutes ces violences, asservissements et génocides est pour elle l’inhumanité. Elle interroge l’écriture et la réécriture de l’histoire. Un livre à la fois intime et universel, poétique et riche en réflexion où elle se demande, ainsi qu’à nous, qu’aurions-nous fait ? serions-nous entrés en résistance ? ou restés silencieux ? qu’est-ce que l’humanité ?

Une question à laquelle il me semble difficile de répondre tant l’humain est complexe, chacun ayant ses faiblesses, aurais-je ou aurions le courage ? Et tout cela résonne fortement avec l’actualité.

Je remercie Netgalley et Stock pour cette lecture

Note : 4 sur 5.

Incipit :
« Commencer par le vide.
C’est toujours ainsi que s’ouvre un texte. On entre dans le lieu des impossibles, où s’esquissent plusieurs chemins, où la lumière est si pâle qu’un seul pas est éclairé. Le prochain s’aventurera dans le noir.
Mais il ne s’agit pas d’un texte. Ce pas m’entraîne vers une autre réalité.
Un mémorial, de vides et de silences. »

« J’entre.
Aussitôt le poids de la prison de Montluc s’installe, tel un oiseau lourd et familier, sur mes épaules. »

« Je sais le pouvoir des murs. Je sais comment ils boivent le jus des vivants. Ce qu’ils absorbent de la matière des êtres et des événements, des siècles durant. Je n’ai pas peur des fantômes. Mais de la mémoire des murs, oui. »

« Enfant timide et silencieuse, j’écris. J’écris dans le silence et dans le secret. Je me rends compte, bien plus tard, que j’écris depuis le silence de mon père et les secrets d’enfant de ma mère. »

« Chaque être porte en soi sa charge et son silence, et chaque présence au monde se fonde sur des lourdeurs accrochées aux chevilles. J’en ai eu ma part. Certes, j’ai toujours eu l’écriture pour refuge, pour havre, un espace protégé et clos que personne ne pouvait envahir, pas même ma famille la plus proche. C’est l’écriture qui m’a permis de survivre. Elle a été ma colonne vertébrale, la seule, la vraie. En dehors d’elle, je redeviens celle qui marche parfois courbée en deux, le poids de ma tristesse sur le dos. »

« Je n’ai jamais vécu un livre avant de l’écrire. Mes livres, je les ai toujours imaginés et écrits et vécus en les découvrant pendant l’écriture. Je l’ai dit mille fois : l’écriture a remplacé ma vie. »

« Marchant, ici, on plonge dans une boue mémorielle. Tout contribue à cette sensation : les gris, les ombres, le vide. »

« Une nuit pour tout dire. Tout saisir. Tout comprendre. Folie, folie.
Saisir au vol une parcelle de l’insaisissable, la passer par l’alambic de l’imagination, en extraire une plante vénéneuse qui me brisera le cœur. »

« Je quitte l’aile des femmes, chargée de tristesse et de honte. »

« Ça s’est passé hier. Ça se passe aujourd’hui. Ça se passera demain. Que feras-tu ?
Que puis-je faire ? Je ne sais qu’écrire.
Alors, que l’écriture soit l’ondée salvatrice que tu opposes à la salve des fusils. »

« Nous en revenons à ce mot : résistance. »

« Sur ce chemin de ronde où la nuit s’ajoute à la nuit et à d’autres nuits démultipliées au tracé carmin, au souffle vénéneux, dans ce labyrinthe j’erre, souris en pseudo-liberté, en quête de réponses que personne jusqu’ici n’a trouvées. Ni les philosophes, ni les anthropologues, ni les scientifiques, nul penseur n’a su élucider le chemin de la haine. »

« Ces corps qu’il martyrise, ce ne sont que des choses. Comme les esclaves n’étaient que du bétail à utiliser, à faire travailler, à fouetter ou à mutiler lorsqu’il est récalcitrant : mais y a-t-il de la haine dans cet ouvrage ? Pour beaucoup, oui, contre les Juifs, contre les Noirs, contre tout ce qui leur semble autre. Mais pour d’autres, corps de Juif, corps de Noir, corps de femme, corps d’enfant, corps de migrant, corps de musulman, corps d’ennemi, ce sont des objets qu’on utilise avant de les jeter, on ne les reconnaît pas comme soi. Il y a une barrière, un mur qui dit que ceux qui sont de l’autre côté ne sont pas des êtres humains comme nous. Le travail du jour, c’est de les anéantir. Le travail du jour, c’est réduire le troupeau jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Après, on en trouvera d’autres. Il y en a toujours d’autres. La terre est très peuplée. »

« Et toujours, la question se pose : Quel serait mon choix ? Que ferions-nous, à cet instant de bifurcation ? Nous pouvons nous dire que nous ne tuerons jamais, que nous ne cèderons pas à la violence, que nous ne trahirons pas. Mais la question n’est pas de savoir si c’est possible, mais quand. Quel est notre seuil de tolérance. »

« J’écrivais quelque part que le doute est mon mode d’emploi.
Plus que jamais, il l’est. »

« L’identité. Cette chose que j’ai toujours détestée de toutes mes forces. Ce mot, ce concept, cette illusion ou je ne sais quoi, oui, je me rends compte que j’ai tout fait (y compris une thèse de doctorat) pour nier le fait que j’ai toujours voulu masquer ce que je n’ai jamais eu. Je dois le dire aujourd’hui, maintenant, pas en un instinct psychanalytique ridicule, mais pour comprendre que je n’ai jamais fait face à cette blessure. »

« L’aube est l’instant où tous les condamnés à mort sont en attente. Si leur pantalon accroché chaque soir à un clou à l’extérieur a été repris, cela veut dire qu’ils n’en auront plus besoin. En d’autres mots, ils mourront. »

« Lachtar n’a pas été guillotiné. Mais il a vécu ces heures d’attente et d’éprouvante aux aurores, quand l’incertitude devient une sorte de folie. »

« Étrange retournement de l’histoire. Les résistants contre le régime nazi emprisonnés ici sont des héros. Les résistants contre la colonisation française sont des criminels. Les sévices, souvent, sont les mêmes. Nerf de bœuf, électrocution, privation d’eau et de nourriture. Dehil, emmené à l’échafaud, est déjà massacré. Le mépris – c’est là qu’on te coupera la cabèche –, l’obéissance des gardiens, quels que soient les prisonniers. Certains résistants de la Seconde Guerre mondiale qui ont été emprisonnés ici, puis, à la Libération, célébrés comme des exemples de la France qui ne ploie pas, qui ne se soumet pas, seront de nouveau emprisonnés à Montluc comme communistes, pacifistes objecteurs de conscience contre la guerre d’Algérie. Ils croisent ainsi leurs propres traces, leurs propres pas, parfois dans les mêmes cellules. L’histoire est une roue broyeuse. »

« L’homme est ce qu’il est, parfois exemplaire, parfois complice, protecteur ou tueur selon la place qu’il occupe d’un côté ou de l’autre de la barrière. Selon l’histoire. Selon le récit. Et tout récit a besoin de héros. Difficile d’entraîner les lecteurs autrement. C’est ainsi que toute écriture finit par devenir fiction et créer des personnages plutôt que des êtres réels. On ne sait d’eux que des actes, des instantanés, comme si on devait réduire une vie à une série de photographies. Est-il si difficile de comprendre que tous les stéréotypes sont faux ? »

« Quel pays peut affirmer que les droits de l’être humain n’y ont jamais été trahis ? Je n’en connais aucun. Cela semble nous dire quelque chose au sujet de l’humain lui-même.
Il nous faudrait réécrire les livres d’histoire. L’histoire est écrite du point de vue des vainqueurs. Il y a toujours des voix qu’elle ne fait pas entendre. Y en aura-t-il certains pour la rectifier, la modifier afin de saisir une vérité plus juste, pour autant que l’on puisse la saisir ? Nous sommes aveugles. »

« L’histoire se charge d’effacer leurs ambiguïtés. L’histoire fictionnalise les personnages afin que l’on s’en souvienne. Qu’ils deviennent des exemples. Mais quelles leçons permettent-ils d’apprendre ? On les voit comme des êtres d’exception. Personne n’y est tenu. Cela nous empêche-t-il d’être, comme eux, des résistants ? Le mémorial élève-t-il les résistants au rang de héros en nous empêchant de comprendre qu’ils ont été des êtres comme nous ? Et que nous pourrions tous être des êtres comme eux ?
Les murs de Montluc préfèrent se taire. »

« Ce que j’ai vu ici, c’est la mesure de l’homme. »

« Que ces ombres livides qui me hantent m’emportent. »

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