La danseuse / Patrick Modiano

Voici un court roman de moins de 100 pages, lu en moins de 2h, qui fut une belle parenthèse dans ma semaine. Une écriture en apparence simple mais qui reflète le talent de l’écrivain : dire beaucoup en peu de mots. Élégance et poésie me viennent à l’esprit après cette lecture.

Le narrateur, aujourd’hui âgé, se souvient d’une période de sa vie où jeune homme, il arrivait à Paris dans les années 60 pour s’y installer. On sent qu’il a des problèmes de mémoire. Il rencontre par hasard un homme qu’il pense être Serge Verzini et les souvenirs affleurent.

On bascule alors dans le passé lors de son arrivée à Paris. Il se présente comme parolier. Il est jeune et se cherche encore. Il rencontre « la danseuse », une jeune femme qui est effectivement danseuse. Il l’accompagne à ses cours de danse au studio Wacker avec Boris Kniaseff. Tout le long du livre, les lecteurs les accompagnent dans leurs trajets dans Paris.

D’autres personnages gravitent autour de la danseuse : un ami, son fils et Serge Verzini. Cet homme, plus âgé, assez mystérieux, est une sorte de protecteur pour la danseuse. C’est lui qui les loge dans des appartements. Il possède également un cabaret dans lequel ils se retrouvent.

Peu à peu il dévoile des éléments de la vie de la danseuse, de son passé. Un portrait de femme s’ébauche lentement. Tout est en retenu et dans une sorte de lenteur. On est comme suspendu dans le temps. J’ai trouvé ce roman très apaisant. Un petit bijou de délicatesse.

J’ai ressenti des odeurs, des lumières, des ambiances, de la nostalgie. Il y a un joli parallèle entre la danse et l’écriture. Il s’agit d’une très belle lecture de la rentrée littéraire 2023 que je vous recommande, un incontournable pour moi. Pour rappel, il a reçu, entre autres, le prix Nobel de littérature en 2014. Oui je sais pour certains ce n’est pas un gage de qualité !

L’avez-vous lu ? Avez-vous aussi été sous le charme de la plume de Patrick Modiano ?

Note : 5 sur 5.

Incipit :
« Brune ? Non. Plutôt châtain foncé avec des yeux noirs. Elle est la seule dont on pourrait retrouver des photos. Les autres, sauf le petit Pierre, leurs visages se sont estompés avec le temps. D’ailleurs, c’était un temps où l’on prenait moins de photos qu’aujourd’hui.
Et pourtant certains détails demeurent assez présents. Il faudrait en faire une liste. Mais il serait très difficile de suivre l’ordre chronologique. Le temps qui a brouillé les visages a gommé aussi les points de repère. Il reste quelques morceaux d’un puzzle, séparés les uns des autres pour toujours. »

« C’était la période la plus incertaine de ma vie. Je n’étais rien. Jour après jour, j’avais l’impression de flotter dans les rues et de ne pas pouvoir me distinguer de ces trottoirs de ces lumières, au point de devenir invisible. Et pourtant j’avais l’exemple de quelqu’un qui pratiquait un art difficile, « très très difficile », comme le répétait Kniaseff avec son accent russe qi léger qu’il me semblait un accent anglais ou viennois. Et je crois bien que l’exemple de la danseuse, sans que j’en aie eu clairement conscience, m’a incité à modifier peu à peu mon comportement et à sortir de cette incertitude et de ce néant qui étaient les miens. »

« Beaucoup plus tard, les hasards de la vie m’ont permis d’apprendre d’autres détails sur Verzini et certains clients de La Boîte à Magie, et même sur le père du petit Pierre. J’y reviendrai peut-être en temps voulu. Dans l’immédiat, je voudrais ne pas m’égarer sur des chemins de traverse, mais suivre une route bien droite qui me permettrait d’y voir plus clair. Il faut marcher à pas comptés pour déjouer le désordre et les pièges de la mémoire. »

« En somme, sa vie antérieure ne l’intéressait plus du tout et elle s’était débarrassée d’elle comme d’une peau morte. Et cela grâce à la danse. Kniaseff avait raison de dire que la danse est une discipline qui vous permet de survivre. »

« Elle marchait au hasard. Elle en avait l’habitude et souvent pour de longs trajets, et même après les cours de danse. Décidément, Kniaseff avait raison : il fallait que le corps s’épuise. »

« Et pourtant, j’étais persuadé, dès cette époque-là, que la littérature était elle aussi un exercice difficile comme la danse, mis sous une autre forme. »

« Avait-elle fait une expérience d’ordre mystique sur les conseils de la doctoresse Péraud qui avait été « un soutien pour elle » ? Elle ne m’avait donné aucun autre détail au sujet de cette femme, et j’avais compris très vite qu’elle ne répondrait pas à mes questions et qu’elle pratiquerait aussi bien l’art de se taire que celui de la danse, ces deux arts ayant, à mon avis, des points communs. »

« Elle s’en est sortie comme elle a pu, a ajouté Verzini. Grâce à la danse. Elle s’est donné une discipline. Et j’ai toujours voulu l’aider dans la mesure de mes moyens. »
Il s’était retourné vers la petite table. Il prenait une à une les feuilles des épreuves de The Glass Is Falling étalées là, dans le désordre, et tâchait de les rassembler.
« C’est un peu comme vous. Je suppose que vous travaillez à cette table sur toutes ces feuilles, parce que vous aussi vous avez besoin d’une discipline. »
J’étais étonné de sa clairvoyance. A croire qu’il m’avait vraiment percé à jour.
Je lui dis : « Je prends exemple sur la danseuse. »

« Qu’étaient devenus la danseuse et Pierre, et ceux que j’avais croisés à la même époque ? Voilà une question que je me posais souvent depuis près de cinquante ans et qui était restée jusque-là sans réponse. Et, soudain, ce 8 janvier 2023, il me sembla que cela n’avait plus aucune importance. Ni la danseuse ni Pierre n’appartenait au passé mais à un présent éternel.
Je croyais que leur souvenir me venait comme la lumière vous vient d’une étoile morte il y a mille ans, selon les mots d’un poète. Mais non. Il n’y avait pas de passé, ni d’étoile morte, ni d’années-lumière qui vous séparent à jamais les uns des autres, mais ce présent éternel. »

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