Roman fleuve / Philibert Humm

Été 2018, le narrateur, qui n’est autre que l’auteur, décide de descendre la Seine en bateau, à la rame, de Paris à la mer. Deux de ses camarades, Samuel Adrian et François Waquet, veulent embarquer avec lui dans cette aventure.

L’éditeur prévient le lecteur dans une note au début : ce périple a réellement été entrepris par ces trois jeunes gens et il « ne saurait être tenu responsable des mauvaises idées que ce livre ne manquera d’instiller dans le cerveau vicié des nouvelles générations gavées d’écran et pourries à la moelle. »

On suit ce trio loufoque dans ses péripéties, depuis l’achat du bateau sur Le Bon Coin, qui aurait appartenu à Véronique Sanson, jusqu’à l’arrivée. Ils sont totalement inconscients du danger et ignorants en matière de navigation fluviale. Les diverses rencontres avec les autochtones au fil du fleuve sont racontées et divertissent assurément les lecteurs. Quelques gravures d’Arthur Capmas accompagnent le récit et permettent au lecteur de visualiser quelques objets importants de cette aventure.

Ce premier roman est original, bourré d’humour et d’auto-dérision. Avec son ton décalé et sa langue désuète, il s’agit d’une parodie de roman d’aventures. Il faut aussi relever les titres de chapitres qui résument le contenu du chapitre à venir et qui sont très bien trouvés. Le roman est écrit au passé simple et à l’imparfait, avec beaucoup d’adverbes et de références.

J’avoue avoir été lassée au bout d’un moment. Pile au moment d’ailleurs où l’auteur interpelle le lecteur en lui disant : « Je veux observer ici un aparté. J’entends le désarroi du lecteur. Nous atteignons les deux tiers du livre et vous vous ennuyez. J’admets que ce n’est pas le meilleur passage. On vous a habitué à mieux. » Philibert Humm joue avec le lecteur !

Ce roman conviendra parfaitement à ceux qui veulent lire autre chose que des romans noirs et plombants. Il peut être une excellente alternative aux lectures de plage car il sera tout aussi divertissant ! Voici un jeune écrivain qui ne se prend pas au sérieux mais fait les choses sérieusement comme on dit. Il a d’ailleurs obtenu le Prix Interallié 2022 et il est sélectionné pour le Prix Premières Paroles 2023 dont VLEEL proposera des rencontres avec les auteurs à la rentrée.

Note : 4 sur 5.

Incipit :
I
Typologie du genre humain.
L’aventurier contre tout chacal.
Il existe deux catégories d’individus. Ceux qui prennent des risques et ceux qui n’en prennent pas. Les aventuriers et les autres. Me concernant, j’appartiens à la première catégorie. Les aventuriers vivent une vie trépidante et portent des gilets à poches. Ils courent le monde, gravissent des sommets, tombent dans des crevasses, s’écorchent les genoux. Quand ils rentrent à la maison, ils racontent leur aventure en enjolivant à peine, parce que c’est bien joli de ficher le camp aux cinq cents diables, si on ne peut en parler au retour, ça ne sert à rien. Quand l’entourage a suffisamment soupé du récit des aventures, il est temps de repartir. Telle est la destinée des aventuriers.

« A cet instant mon téléphone exécuta les premières mesures des Quatre Saisons de Vivaldi. C’était ma mère, celle par qui j’étais venu au monde et dont j’étais le fruit des entrailles et la chair de la chair. Ma mère donc.
– Que puis-je pour toi ? M’enquis-je en décrochant.
– Ne pas couler, répondit-elle froidement. La mère Adrian m’a détaillé votre projet. C’est intelligent, bravo. Je te préviens, conosaure, si tu te noies tu vas m’entendre.
Et sa chair de ma chair mit fin à la communication. Les aventuriers ne font généralement pas grand cas du souci de leurs parents. La désobéissance est le premier jalon de l’aventure et l’aventurier ne va pas plus loin que la haie du jardin s’il obéit à sa maman. D’ailleurs aucun aventurier ne parle jamais de sa maman. On dirait qu’ils sont tous orphelins. Mon œil ! Les aventuriers ont des mamans, eux aussi, et qui se font du mouron. »

« Ce type d’intermède, j’en conviens, n’apporte rien en tant que tel au développement du récit mais il constitue de ces respirations qui rendent supportables la lecture des romans d’aventures. On trouvera dans le commerce des romans d’aventures à couper le souffle. Dès les premières pages, le lecteur est pris à la gorge. C’est haletant, d’accord, mais asphyxiant à la longue. A mon sens, l’aventurier doit garder ceci à l’esprit : les gens qui lisent mènent le plus souvent une existence morne et routinière en comparaison de la sienne. Ils se lèvent à heures fixes, écoutent les prévisions de Laurent Cabrol, se rendent au travail, essuient les remontrances d’un chef de service, déjeunent à la cantine et couchent tous les soirs dans le même lit, quel ennui. Leur cœur n’a pas l’habitude de battre la chamade. Il convient de ménager ce lecteur, de lui réserver des temps calmes qu’on appelle entre nous ventilations narratives. Sans quoi celui-ci s’essouffle, perd haleine, suffoque et meurt parfois. Par conséquent je serai dans les pages qui suivent économe en rebondissements. »

« Comme on l’a vu déjà, comme on le verra encore, l’enboissonement constitue l’un des principes fondamentaux de ma technique de management. L’expérience le démontre : il est avantageux de boire l’apéritif pour affermir les liens qui unissent divers individus engagés dans une même entreprise. Répétée à intervalles réguliers, l’absorption d’apéritifs détend l’atmosphère et maintient un certain esprit de corps. Les tensions sont pour ainsi dire purgées. On voit depuis quelques temps se développer, sur le modèle américain, des stages de team building en entreprise et autres séminaires d’intégration. Je ne dis pas qu’ils sont inutiles, je dis que rien ne vaut le Cinzano. En effet le Cinzano, comme le Martini dry, la liqueur de gentiane et dans une moindre mesure le punch coco, vous soudent une équipe en cinq sec. J’ai connu des gens excessivement ennuyeux à jeun devenir les meilleurs compagnons après quatre ou cinq verres de porto. Au sixième verre ils dansaient sur la table et au septième ils m’appelaient Maman. »

« Personne n’avalerait ça. C’était pourtant la vérité nue. La réalité dépasse la fiction pour une raison simple : la fiction doit rester vraisemblable. La réalité, elle, n’y est pas tenue. »

« Sur cette berge où nous déjeunions, un drôle de type vient à passer, juché sur son quad à moteur thermique. Il ralentit l’engin à notre hauteur et dit : « Pascal, enchanté. » Les voyages sont l’occasion d’établir un lien avec les populations indigènes. Il ne faut jamais rechigner à pratiquer le commerce des relations humaines. Ces rencontres fortuites et enrichissantes constituent le sel de l’aventure. Si vous avez de la chance, l’autochtone vous régalera du récit de légendes locales. Personnellement c’est ce que je préfère. Vous pourrez en contrepartie lui apprendre quelque chose qu’il ne sait pas, comme le fonctionnement des institutions de notre république. Rien ne sert de faire trop long. Un rapide exposé des caractères généraux du bicamérisme français et de son incidence sur l’affermissement du pouvoir législatif suffira amplement. C’est l’intention qui compte. Et le symbole. A défaut vous pourrez offrir une tasse de café ou une barre chocolatée.
Pascal aimait la nature, comme il nous l’expliqua en laissant tourner le moteur. Vraiment, il se désolait de la montée des eaux et du réchauffement climatique. « Une fois, il y a longtemps, dit Pascal, j’ai descendu la Seine en bateau de croisière. Un peu comme vous sauf qu’il y avait ma femme. On est allé jusqu’à Rouen. » Nous répondîmes que c’était une belle histoire et qu’il avait eu raison de la raconter. Pascal dit encore : « Sur l’eau, on voit des choses qu’on ne voit pas depuis la terre. C’est une question de point de vue. Tout est une question de point de vue. » Pascal dit deux ou trois autres choses dont je ne me souviens pas et il disparut en pétaradant. En voyage il n’est pas rare de rencontrer des Pascal. Ce sont des gens qui surgissent des coulisses, vous récitent leur tirade et s’évaporent. Ils sont les figurants de nos vies, des hommes-foules solitaires, deuxième ou troisième rôle sans incidence sur l’intrigue. On oublie souvent de les créditer au générique. Peut-être Pascal était-il allé dire son histoire ailleurs. Ou bien il était retourné se cacher derrière le monticule, guettant les prochains canoteurs qui voudraient bien entendre que, lui aussi, un peu comme eux sauf qu’il y avait sa femme, a vu sur l’eau des choses qu’on ne voit pas depuis la terre. Car c’est une question de point de vue. »

« Quand j’y repense aujourd’hui, j’ai un chat dans la gorge pour ne pas dire une boule coincée dans le flipper. Et je parie que les deux autres aussi. Bertrand était resté planté là sur la berge. Il avait ce curieux visage sombre d’enfant adulte à vous briser le cœur, dont parle Hemingway. A mesure que nous ramions, je voyais rapetisser sa silhouette et sentais grandir en moi la honte. « C’est dégueulasse », dis-je. « Dégueulasse, répéta le major. C’est quoi dégueulasse ? » Cinq minutes passèrent avant que Bobby ne réponde : « C’est comme les endives cuites. » »

« Je veux observer ici un aparté. J’entends le désarroi du lecteur. Nous atteignons les deux tiers du livre et vous vous ennuyez. J’admets que ce n’est pas le meilleur passage. On vous a habitué à mieux. Alors quoi ? Nous ramions, c’est la vérité. Le temps s’étirait, on ne pensait qu’à le tuer. Devrais-je prétendre le contraire et faire accroire qu’à bord c’était l’Épiphanie et les feux de la Saint-Jean ? Non, non et non. Il y avait six jours que nous voguions sur un canot plastique dans un fleuve excessivement sale. Les localités se succédaient dont nous ne voyions rien que le nom sur la carte. Quand il nous aurait plu d’y accoster, c’était souvent impossible. Nous étions les oiseaux de passage, condamnés au mouvement. Au fond de nos cœurs impatients nous n’avions qu’une hâte : arriver à la mer et en finir. Cette confession vous surprend. Vous n’en trouverez pas de pareilles sur le marché du roman d’aventures. Les écrivains-voyageurs ont l’habitude d’escamoter l’ennui. Ils n’en parlent pas plus que de leur maman. Moi j’ai pris le parti de tout dire, et notamment qu’on s’emmerdaient à mille balles de l’heure. Le meilleur moment dans l’amour, dit Georges Clemenceau, c’est quand on monte l’escalier. De même le meilleur moment dans une descente de Seine, ce n’est pas quand on descend la Seine mais bien plutôt l’instant qui le précède : celui où l’on fait sa valise. Je me demande même si le meilleur moment n’est pas celui qui précède le moment de la valise : quand du voyage on a seulement le vague projet ; à moins qu’il ne s’agisse de cet autre moment qui les précède tous deux, quand on n’a pas encore eu l’idée du projet et qu’on est tranquillement installé chez soi, une pizza au micro-ondes et le DVD de Brokeback Mountain dans le lecteur. »

« Un panneau d’information m’apprit qu’un certain Philibert, « pieux cénobite et fin abbé », avait fondé l’abbaye de Jumièges. J’en conçus une certaine fierté. C’est vrai, les Philibert célèbres ne courent pas les rues de nos jours. On peut penser que ça n’ira pas en s’arrangeant. En France, où ils vivent pour la plupart, l’âge moyen des Philibert est de 69 ans. Ainsi deux Philibert sur trois souffrent de la prostate. Si cette dynamique ne s’inverse pas rapidement, il se pourrait que nous disparaissions de la surface du globe d’ici à trente ou quarante ans, avant même la calotte polaire ou le panda toux. Évidemment, personne n’en parle. »

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