Tous les hommes… / Emmanuel Brault

Voici un roman qui plaira autant aux amateurs de science-fiction qu’à ceux qui n’en lisent pas ! Cette ode à la littérature, à l’humanité et à la liberté regorge de références littéraires, notamment dans le choix des noms de planètes ou de villes. Un plaisir de lecture que je vous conseille !

Le narrateur se nomme Astide. Il a la vingtaine. Il est apprenti navigateur sur le vaisseau de Vangelis, Maître Icare. Dans leur cargo se trouve également Alfred, un centaure, mécano. Ils livrent de l’hydrogène sur les 84 planètes de la Fédération. Cette énergie a remplacé le pétrole et leur est nécessaire.

Astide consigne dans son journal de bord ses apprentissages mais aussi le quotidien. Il observe l’histoire d’amour entre son maître et Alfred. Ce dernier est parfois peu commode et lorsqu’il boit de l’alcool il devient incontrôlable, colérique.

Dans ce roman il est question d’amour, d’amitié, d’apprentissage mais aussi de liberté. Les centaures sont considérés comme des esclaves, moins que des hommes. Alfred a des désirs de liberté, d’égalité et de fraternité pour lui mais aussi pour tous ses semblables. Un vent de révolte souffle sur la Fédération. Fera-t-il vaciller le système ?

Emmanuel Brault a une très belle plume. J’ai beaucoup aimé les clins d’œil à la littérature, à l’histoire. J’ai passé un très bon moment de lecture en compagnie d’Astide, Vangelis et Alfred. Et j’ai eu très envie de lire, comme Astide, ce recueil de poèmes :
 » René Char ! Les Feuillets d’Hypnos constituait mon livre de chevet, comme beaucoup d’entre nous. En cas d’épreuve, les maîtres ulysse nous conseillaient d’en lire un à deux poèmes chaque soir. « 
Ou encore de suivre ce conseil :  » C’était un truc que m’avait donné mon maître, dont j’use chaque fois que j’en ai besoin : « Si tu as peur, récite-toi un poème, tu retrouveras le souffle nécessaire pour continuer. » « 

Merci au label Mu pour la lecture de ce roman

Note : 4.5 sur 5.

Incipit :
« Je suis né le jour où je me suis opposé au contremaître », répétait-il à l’envi. Mal lui en avait pris, il avait reçu, pour toute réponse, quatre-vingt-quatre coups de fouet avant de s’écrouler d’un seul tenant sur le tarmac. Pas un son n’était sorti de sa bouche, il s’en fallut de peu qu’il y laissât sa peau. Alfred ne savait pas mettre d’eau dans son vin, ce n’était pas là son moindre défaut.

Le corps des ulysses avait été fondé par une Terrienne de souche, tout comme moi, la bien nommée Jeanne Bateau, un nom prédestiné. Elle en instigua ses grands principes, et créa la Poupe, le nom de notre école tiré d’un poème de Mallarmé, intitulé « Salut », pour les enseigner :
Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe,
Vous l’avant fastueux qui coupe
Le flot de foudres et d’hivers ;

Les humanités constituaient le fondement de notre formation. J’ai déjà nommé les grands voyageurs, mais il y avait aussi les Grecs, les poètes, les romanciers, les scientifiques, les sociologues, les essayistes, tous jusqu’aux Gigolos, nos derniers poètes, juste avant l’avènement de l’ombre. Les humanités étaient la seule arme valable – et néanmoins dérisoire – pour faire face au quotidien du voyageur, fait d’ombre à perte de vue, de solitude et de quelques moments d’éclats, tout aussi dangereux que le reste. « C’est à terre que vous aurez le plus à craindre », aimait à rappeler Jeanne Bateau. Calculer l’harmonie d’une courbe dans la trajectoire d’un vaisseau, se familiariser avec la mécanique des moteurs à hydrogène, à connaître les quatre-vingt-quatre planètes de la Fédération, leur topographie, leur système politique, leur population, constituaient un socle nécessaire, mais qui n’armaient pas contre les rigueurs d’une vie d’ulysse. « Je ne forme pas des légions d’insectes, je forme des citoyens qui détiendront, entre leurs mains, le destin de notre Fédération. » La devise de la Poupe, autre allusion à « Salut », le poème de Mallarmé, était, « Voyager sur la Poupe, Porter debout le salut. »

Chaque fois, je m’y laissais prendre en pensant qu’ils étaient arrivés au dernier acte de leur passion. Ils renaissaient de leurs cendres. Ils étaient des phœnix ! Ulysse31 battait au rythme de leurs cœurs, dont j’essayais de restituer les affres, sans jamais y parvenir tout à fait. Moi qui n’avait jamais connu l’amour, j’étais le témoin privilégié d’une passion pour laquelle ces deux êtres abandonnaient tout ce qu’ils avaient été. Je ne me concevais pas comme un voyeur mais comme un observateur aussi neutre que possible. Je retrouvais avec délectation les grandes histoires d’amour. Anna Karénine me paraissait être le roman d’Ulysse31 : deux comètes qui se rencontrent, le bonheur brut, sauvage, le souffle, la folie.

Notre système avait ses défauts, mais évitait la barbarie du précédent, dans lequel vivre, c’était lutter dès le plus jeune âge et jusqu’à la fin de sa vie, dans des métiers absurdes, en ayant ingéré, pour survivre, suffisamment d’anxiolytiques pour tuer un troupeau de bœufs. En devenant ulysse, je servais la Fédération, les principes de la dix-sept quatre-vingt-neuf, la liberté, l’égalité, la fraternité. Cela valait tout l’or du monde.

La révolte ! C’était le côté romantique d’Alfred, son rêve d’enfant. Il avait pourtant passé l’âge. Chaque jour, leur situation s’améliorait, je ne voyais pas l’intérêt d’une révolte qui ferait des morts. Je comprenais ses raisons, mais il me semblait préférable de gagner pas à pas sa liberté plutôt que de trancher des têtes. Les historiens avaient des doutes sur l’intérêt de la Révolution française. Pas tant que le bain de sang, consubstantiel à toutes les révolutions, que sur ses effets : sans elle, les droits de l’homme eussent progressé partout dans le monde de la même façon.

Mieux valait ne pas insister. Dans cet état, il était capable de m’en coller une, même s’il l’aurait regretté ensuite. Je détestais ses accès de colère, qui lui faisaient dire et faire n’importe quoi. Malgré tout cela, il fallait en convenir, Alfred transformait l’air que nous respirions. Sa seule présence illuminait nos vies monotones, une joie simple s’emparait de nous, pour ne plus nous lâcher. Nous l’aimions pour ce qu’il était à sa façon, il n’était pas animal, il n’était pas homme, il était Alfred. C’étaient les autres – tous les autres – qui nous rappelaient sa nature d’animal qui en avait quatre.

Ma vie était un huis clos : le quotidien se répétait, monotone, avec deux êtres que j’aimais, mais qui n’avaient ni mon âge ni mon histoire. Mon maître jouait son rôle, affable, sévère parfois, maintenant la même distance depuis mon tout premier jour. Et Alfred, hé bien Alfred, c’était Alfred. Nous nous amusions bien, mais il était si différent que je ne pouvais être aussi proche de lui que je le souhaitais. Le dernier incident sur Harar l’avait prouvé. J’avais lu un peu de Verlaine pour me remonter le moral. Ses vers étaient propices à la rêverie, et à une forme de joie. Ses poèmes étaient aussi légers qu’une feuille flottant dans le vent : Verlaine ? Il est caché dans l’herbe, Verlaine.
Renoncer à mes rêves de rencontres interplanétaires, à l’amour, et à quoi d’autre ? La vie d’ulysse était-elle un éternel renoncement ? Ou était-ce notre lot à tous, dans l’espace comme sur Terre ? Nous entamions la traversée de la spirale, et glissions doucement de l’endroit vers l’envers, de l’envers vers l’endroit, dansant la valse avec les ombres. Emmanuel Latrub raconta qu’il eut une révélation en lisant les dernières phrases de Molloy, un roman de Samuel Beckett, dans son jardin, à l’ombre d’un figuier : « Alors je rentrai dans la maison et j’écrivis, Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas. » L’Univers n’était qu’un trompe-l’œil : il était infini disait-on, un mot commode pour dire qu’on ne le comprenait pas.

René Char ! Les Feuillets d’Hypnos constituait mon livre de chevet, comme beaucoup d’entre nous. En cas d’épreuve, les maîtres ulysse nous conseillaient d’en lire un à deux poèmes chaque soir.

Notre Fédération, dont le contrat social reposait sur l’autonomie des planètes, sur l’énergie à bas coût, sur les castes innervant les quatre-vingt-quatre planètes, sur tant d’autres équilibres subtils en tenant qu’à un fil, n’avait pas vu venir ce problème : les centaures avaient toujours constitué un angle mort dont le poids n’avait fait que croître. Nous les avions manipulés, déplacés, utilisés comme de vulgaires objets. Et l’un d’entre eux avait choisi de dire non, menaçant les fondements de notre communauté. Les coups de fouet ne suffiraient plus à les mater. Les propriétaires de Protos remettaient en cause l’instruction qui leur avait donné de mauvaises idées. L’ignorance était le meilleur des antidotes contre la révolte.

Je ne pouvais m’empêcher de sourire : ce sacré Alfred avait réussi à déstabiliser tout un empire, lui, le centaure qui n’était rien ou presque, lui, laissé pour mort sur le tarmac, lui accroché à son idéal et qui s’y tenait malgré tout, malgré tous. Il était devenu quelqu’un : nous l’avions pris pour le cyclope face à Ulysse, mais il était bel et bien Ulysse, le rusé Ulysse !

Nous avions peu de temps. Nous allâmes directement trouver Alfred à son garage, situé dans la banlieue sud de Rabelais. Il nous fallut près d’une heure trente pour traverser la capitale et franchir la ceinture des Singes-en-Hiver, le périphérique sud de la ville. Nous parvînmes dans la zone industrielle Michel-Houellebecq, faite d’entrepôts et de quelques habitations, de blocs de bétons noircis et d’enseignes criardes, de sandwicheries, bars, supérettes minables mais fort utiles dans ce coin délaissé.

Je me posais alors tant de questions. Moi, Astide, de mon nom d’ulysse, Berrichon par mon père, Sénégalais par ma mère, allant sur ma vingt-huitième année, d’une taille d’un mètre quatre-vingt-cinq, les yeux gris tirant sur le vert, mince à faire peur, allais-je un jour connaître cette folie des hommes ? Ulysse me prenait tout, sans rendre autre chose qu’un certain prestige, et un léger vertige. La fuite permanente, jusqu’à la fin, était-ce cela nos vies ? Que fuyions-nous à voyager ainsi sans relâche ?

Le Nez de Cyrano était une excroissance de Rabelais sur sa partie est, correspondant à peu près à un nez, délimité à l’ouest, par la rue Ferdinand, et finissant en beauté aux limites est de la ville, avec la place de l’Eternité, allusion au poème de Rimbaud dont je récitai aussitôt la première strophe :
Elle est retrouvée
Quoi ? – L’Eternité,
C’est la mer allée
avec le soleil

C’était un truc que m’avait donné mon maître, dont j’use chaque fois que j’en ai besoin : « Si tu as peur, récite-toi un poème, tu retrouveras le souffle nécessaire pour continuer. »

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